« Le médecin sauve des vies, le poète sauve la vie », écrit Ouanessa Younsi dans sa préface du livre Le laboratoire des anges, de Philippe More. Portraits croisés de trois médecins à qui la poésie permet de mieux écouter les ombres en eux, comme celles qui habitent leurs patients.

Le poète sauve la vie, vraiment ? « Ce que je veux dire, c’est que la poésie nous maintient dans quelque chose de vivant, elle nous donne le sentiment d’exister. Et pour être soignant, pour être humain, c’est quand même un plus d’avoir ce sentiment », dit dans une jolie formule euphémisante la poète et psychiatre Ouanessa Younsi. « Toute personne gagne à trouver en elle ce sentiment, et l’art en est un médium. »

Qu’un médecin puisse ainsi avoir une pareille double identité génère néanmoins l’étonnement. Un étonnement parfois même mêlé de dérision. « La question que je me fais le plus poser, c’est : “Comment ça, t’écris de la poésie, alors que t’es médecin ?” », confirme Mélanie Béliveau, médecin de famille à Sherbrooke, qui a lancé en août 2021 son premier recueil, Dans le ventre du vent, mais qui écrivait depuis l’enfance.

Elle s’étonne du peu de reconnaissance dont cette réussite a été l’objet dans son milieu, son recueil ayant pourtant récolté des critiques élogieuses. « Peut-être qu’il y a une incompréhension ou un jugement par rapport à ça : “Ah, OK, elle, elle a le temps d’écrire de la poésie, pendant que nous, on s’occupe des vraies affaires.” »

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La poète et psychiatre Ouanessa Younsi

L’écriture accompagne aussi Ouanessa Younsi depuis l’enfance. Si elle s’est tournée vers la médecine, c’est pour honorer ses bons résultats scolaires et les espoirs de son père immigrant. La psychiatrie l’interpellera parce qu’il s’agit « d’une discipline de la zone grise, de l’écoute, du langage. La psychiatrie suppose en fait une forme d’écoute qui dépasse le langage. Il faut écouter les ombres. Et la poésie fait aussi cela : elle écoute les ombres en nous », explique celle à qui l’on doit quatre recueils (dont Métissée et Nous ne sommes pas des fées, avec Louise Dupré) ainsi qu’un essai, Soigner, aimer (2016), riche en réflexions sur les fécondes tensions entre les deux pôles de son existence.

Elle emprunte aujourd’hui les mots de Miron afin de décrire cette conjugaison entre psychiatrie et poésie qui fait battre le cœur de son quotidien comme une « réconciliation batailleuse », la médecine limitant forcément le temps qu’elle peut consacrer à l’écriture.

Se dérober aux catégories

Il est rapidement apparu évident à Philippe More qu’il serait préférable de continuer à écrire en parallèle de sa profession de médecin, et non le contraire, qui aurait été impossible. « Peut-être même illégal », blague celui dont le recueil Le laboratoire des anges, qui lui a valu le prix Émile-Nelligan en 2010, a récemment été réédité en format poche.

S’il a toujours préféré ériger une cloison entre le médecin et le poète, afin que l’on ne cherche pas le sarrau et la maladie partout dans ses vers, ce recueil généreux en questions insolubles sur le rôle du médecin est le seul de son œuvre qui fait entrer son lecteur dans les couloirs de l’hôpital, là où il passe ses journées en tant qu’urgentologue.

« On m’a déjà dit que ma poésie n’est pas très politique et ce que je réponds à ça, c’est qu’un des gros problèmes de notre époque, c’est cette tendance qu’on a à enfermer les gens dans des catégories », dit-il.

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Le poète et urgentologue Philippe More

De montrer, dans mes autres livres, que je peux avoir un point de vue original sur d’autres sujets qui n’ont rien à voir avec la médecine, pour moi, c’est une affirmation politique, c’est montrer que les gens ne peuvent pas être placés dans des boîtes.

Philippe More

Apprendre à lire

Pour nos trois médecins poètes, c’est indéniable : leur pratique littéraire est enrichie par leur pratique médicale, et vice-versa. À ceux qui lui ont un jour reproché de perdre du temps avec ça – ça désignant dédaigneusement la poésie —, Philippe More réplique qu’il n’aurait pas l’énergie afin de travailler autant comme médecin s’il devait brider « cette partie de [lui] qui écrit ». « La poésie me permet de donner un sens à ce qui parfois n’en a plus », résume-t-il.

Mais au-delà de ces bénéfices sur le plan du strict épanouissement personnel, l’urgentologue à l’hôpital du Haut-Richelieu constate que la poésie — celle qu’il écrit comme celle qu’il lit — aiguise son rapport au langage. Au moins 90 % des informations orientant un diagnostic, souligne-t-il, reposent sur la lecture qu’il effectue du récit que lui déballe son patient, pas sur ce que relève son stéthoscope. En clair : une relation thérapeutique passe toujours d’abord par les mots.

Il s’intéresse d’ailleurs depuis quelques années à la médecine narrative, une approche décrite par l’universitaire américaine Rita Charon comme « une médecine exercée avec une compétence narrative permettant de reconnaître, d’absorber, d’interpréter les histoires de maladie, et d’être ému par elles ».

Il y a plein d’habiletés de lecteur qu’on développe quand on se met à la place d’un autre personnage, d’une autre subjectivité, qui sont très utiles en clinique. On est sans doute plus apte à entendre les subtilités de ce que la personne nous dit si on est un bon lecteur.

Philippe More

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

La poète et psychiatre Ouanessa Younsi

« Le poème, pour moi, c’est un espace d’humilité, dit pour sa part Ouanessa Younsi. Le poème me maintient dans un espace de non-savoir, de non-jugement. Le langage en sait plus que moi. Il y a beaucoup de choses en moi et dans le monde que je ne connais pas et c’est en écrivant que je vais les découvrir. Et c’est aussi ça, la psychiatrie. Accepter d’écouter l’autre, c’est accepter de ne pas savoir. La littérature m’aide à me maintenir dans cette zone de l’incertitude. »

Il y a aussi a contrario un réel savoir — « un savoir de la subjectivité et de l’émotion » — à puiser en littérature. « J’ai une bien meilleure idée de ce qu’est le trouble de la personnalité limite en lisant Borderline [roman de Marie-Sissi Labrèche] qu’en consultant les critères cliniques. »

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Mélanie Béliveau, poète et médecin de famille

Et le mouvement inverse se produit aussi. Tous les récits qui se déposent en Mélanie Béliveau façonnent la poète qu’elle est. « Ce que les patients vivent, ce que les patients nous confient, c’est tellement hot, tellement intense, observe-t-elle. On est dans une intimité très particulière. Veux, veux pas, on absorbe tout ça. Et comme je suis une personne sensible, quand je reviens chez nous, ça me brasse en dedans. J’ai souvent eu de la misère à laisser ça sur le paillasson et l’écriture a été mon exutoire. »

Écouter l’autre, s’écouter soi

Rare moment de convergence entre ses deux univers, Le laboratoire des anges, un recueil entièrement écrit à la deuxième personne, aura en outre permis à Philippe More de nommer l’ambiguïté de la relation médecin-patient. Une ambiguïté que la poésie sait traduire « mieux que d’autres genres littéraires ».

Cette relation, « c’est beaucoup “Je suis avec toi dans la maladie, mais je ne suis pas complètement avec toi, je suis à côté. Je suis impliqué dans tes soins, mais je suis surtout l’organisateur des soins. Je compatis avec toi, mais je ne suis pas dans ta peau”. Le défi en médecine, c’est que pour être capable de faire un diagnostic, il faut poser des étiquettes sur des symptômes et sur des gens, mais en même temps, il ne faut jamais oublier l’individualité de la situation. »

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, LA PRESSE

Philippe More, poète et urgentologue

« Ma mentore m’a toujours dit : “Il faut trouver quelque chose à aimer chez le patient pour pouvoir l’aider”, se souvient Ouanessa Younsi. Mais pour qu’il y ait cet autre à aimer, il faut d’abord qu’il y ait un soi. La poésie me permet d’écouter ce qui se passe en moi, mes fragilités. La littérature est pour moi un rappel à cette humanité partagée, un rappel que je pourrais être dans la chaise du patient. »

Le laboratoire des anges

Le laboratoire des anges

Poètes de brousse

64 pages

Dans le ventre du vent

Dans le ventre du vent

Écrits des Forges

68 pages

Nous ne sommes pas des fées

Nous ne sommes pas des fées

Mémoire d’encrier

120 pages