Il est difficile de croire que les lecteurs francophones soient passés à côté de cet exploit littéraire pendant 45 ans. D’autant que Les filles d’Égalie, de la Norvégienne Gerd Brantenberg, a été un succès international dans tous les pays où il a été traduit dans les années 1980.

Mais ce qui apparaît encore plus étonnant, c’est que cette satire féministe enfin traduite en français soit d’actualité autant aujourd’hui qu’elle l’était à sa parution originale, en 1977. Notamment en exposant certaines luttes qui restent à mener à ce jour pour une répartition plus équitable des tâches entre les sexes, que ce soit dans la société ou au sein du couple. Ou en abordant des questions liées à la maternité qui sont toujours aussi pertinentes, comme l’hésitation des femmes à tomber enceintes pour des questions pécuniaires.

Dans la postface de l’autrice, rédigée en 2013, celle-ci explique que l’idée de cette société imaginaire « où les femmes détiennent le pouvoir et oppriment les hommes » lui est venue sans crier gare dans les années 1960, alors qu’elle avait 21 ans. Scandalisée par tout ce dont les femmes étaient privées, elle a alors inventé Égalie, une société où ce sont les hommes qui représentent le sexe dit vulnérable.

Au cœur de l’histoire, la famille Brame ; Rut, la mère, occupe la fonction exigeante de directrice au sein de l’État, alors que son mari veille au bon maintien du foyer familial et s’occupe de leurs deux enfants adolescents. Leur fils, Petronius, est en rébellion contre l’ordre établi : pourquoi ne pourrait-il pas aller travailler en mer – un métier exclusivement réservé aux femmes – et aussi s’occuper de ses enfants lorsqu’il sera en âge d’en avoir ? Le problème de base, s’avère-t-il, se trouve finalement à être purement technique – preuve de la dose d’humour que l’autrice a instillée dans son roman : il faudrait inventer une combinaison de plongée pour hommes, dotée du soutien-verge réglementaire et sans lequel auquel aucun adulte de sexe masculin ne peut se promener décemment en public.

Mais l’autrice ne s’est pas contentée de s’amuser à inverser les rôles – en imposant aux hommes, par exemple, la responsabilité de la pilule contraceptive, en leur attribuant un souci de leur apparence typiquement féminin ou encore en accordant aux femmes la main haute sur les prises de décision dans toutes les sphères, jusque dans les interactions amoureuses.

Sa réflexion a été poussée jusqu’à revoir ce qui, dans les moindres détails de la langue, donne la priorité au masculin – un travail ardu que le traducteur a réussi à transposer avec une grande précision en français. Cela va des dénominations (on parle de Mademoiseau Tapinois) à la féminisation de toutes sortes de mots (« Nom de Déesse ! » ou la « fumanité » pour l’humanité). Même les tournures de phrases sont transformées (« elle faut entreposer... »), sans que cela alourdisse le texte pour autant.

Les femmes ne sont peut-être pas toujours tendres avec les hommes dans cette utopie – ou dystopie, selon les points de vue. Mais force est d’admettre qu’une imagination débordante – et un soupçon d’exagération – reste parfois le meilleur moyen pour réussir à penser les choses autrement... et peut-être même à inspirer le changement.

Les filles d’Égalie

Les filles d’Égalie

Zulma

384 pages

8/10