De plus en plus, on voit des textes du passé, oubliés ou négligés, connaître une nouvelle vie grâce à des rééditions ou à des traductions. Cela pose une question épineuse : comment reproduire des termes alors utilisés, mais qui sont maintenant désuets ou carrément péjoratifs ?

Le problème s’est notamment posé avec Une terre de deuil, traduction d’un récit publié en 1908, chez Marchand de feuilles l'hiver dernier. Dans ce livre, Mina Benson Hubbard raconte l’extraordinaire expédition qu’elle a réalisée en 1905 pour cartographier le nord-est du Labrador avec une équipe d’Autochtones et de Métis.

Mme Hubbard voulait terminer une expédition dans laquelle avait péri son mari deux années auparavant. C’est finalement elle qui a remporté tous les honneurs avec une expédition bien planifiée et bien exécutée.

PHOTO FOURNIE PAR MARCHAND DE FEUILLES

En 1905, Mina Benson Hubbard a été la première Canadienne à réaliser une expédition scientifique.

Dès la première page de son récit, Mina Hubbard raconte comment son mari, alors enfant, aimait lire un vieux manuel de géographie qui présentait notamment des photos de membres des Premières Nations. Dans le texte original anglais, Mina Hubbard a plutôt utilisé le mot Indians. Le terme Premières Nations a commencé à être utilisé au début des années 1980 pour remplacer le mot Indiens.

« En partant, ce mot était une erreur historique », rappelle Charles Bender, animateur, acteur et traducteur d’origine huronne-wendate.

Ça s’adresse aux gens qui habitent en Inde, tout simplement. On le change parce que ça ne fonctionne pas.

Charles Bender, animateur, acteur et traducteur

Esquimau est également un mot à proscrire : il existe plusieurs théories quant à sa signification (ce pourrait être « mangeur de chair crue », « personne qui lace ses raquettes » ou encore « personne qui parle une autre langue »), mais chose certaine, il vient d’une autre langue que l’inuktitut et il n’a certainement pas été choisi par les peuples du Nord. Ceux-ci préfèrent le mot Inuit, soit « être humain », en inuktitut.

« Esquimau, c’est un terme très péjoratif », souligne Charles Bender.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Mélanie Vincelette, éditrice de Marchand de feuilles

Dans Une terre de deuil, la maison d’édition Marchand de feuilles et son traducteur, Bertrand Busson, ont décidé de remplacer ces mots par l’équivalent moderne. « Pour nous, c’était vraiment évident, témoigne Mélanie Vincelette, éditrice de Marchand de feuilles. J’aurais été incapable d’utiliser les termes surannés, même si on parle ici d’un document historique. »

Bertrand Busson estime que l’utilisation de ces termes péjoratifs aurait eu un impact considérable à la lecture. « Utiliser des mots qui ont un tel bagage de violence, ça fait en sorte qu’on ne voit plus au-delà, qu’on y accroche, fait-il savoir. Ça choque. Ce qui ne correspond pas du tout à la plume de Mina Hubbard, en fin de compte. »

Effectivement, tout au long du récit, Mme Hubbard témoigne d’une grande admiration envers ses guides autochtones et métis. « Je crois sincèrement que si Mina avait participé à la traduction de son livre, elle aurait aimé revisiter ces termes dépassés, et montrer tout le respect qu’elle avait pour ces gens », poursuit M. Busson.

Un avertissement

Louis Hamelin, chroniqueur, romancier et directeur de la collection L’œil américain aux Éditions du Boréal, a choisi une voie un peu différente lors de la traduction des Étés de l’ourse, de Muriel Wylie Blanchet, sorti en 2020. Dans ce roman autobiographique, Mme Blanchet raconte les 15 étés qu’elle a passés à naviguer le long de la côte de la Colombie-Britannique, dans les années 1930, avec cinq jeunes enfants.

Pour le traducteur, la difficulté ne résidait pas seulement dans les termes utilisés, mais aussi, et surtout, dans l’attitude de l’auteure face à la réalité autochtone. « Avec ses enfants, elle explore des villages qu’elle juge abandonnés, mais dans les faits, ils sont simplement laissés pour l’été, raconte M. Hamelin. Ils vont s’approprier des objets. Aujourd’hui, ce serait presque appelé du pillage de tombes. »

Il explique qu’à l’époque, on considérait que les cultures autochtones étaient en voie de disparition.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

L’auteur Louis Hamelin a réalisé la traduction des Étés de l’ours, un texte écrit au cours des années 1950.

Pour Mme Blanchet et sa famille, c’est presque un regard archéologique qu’ils posent sur des sociétés en train de disparaître. Ce en quoi ils se trompaient, on le sait aujourd’hui.

Louis Hamelin, auteur et traducteur

M. Hamelin était toutefois très conscient de « l’éventualité d’un problème de réception ». Il a choisi de conserver les termes et les passages problématiques, mais de mettre un avertissement au début de l’ouvrage pour les mettre en contexte.

« Le lecteur d’aujourd’hui doit se rappeler que, à l’époque où ces lignes ont été écrites [les années 1950], les concepts d’appropriation culturelle et de structures postcoloniales étaient encore inconnus », écrit-il dans cette « Note du traducteur ». Louis Hamelin estime qu’un texte devrait être conservé le plus près possible de son état original afin de comprendre l’époque dans lequel il s’inscrit.

Charles Bender, qui a traduit l’important texte métis Halfbreed avec l’homme de théâtre Jean Marc Dalpé, préconise plutôt une approche au cas par cas. « En tant que traducteur, je vais regarder l’intention de l’auteur », dit-il

Dans certains cas, il s’agit de faire réagir le lecteur, d’attirer l’attention sur l’attitude d’un personnage ou encore de souligner le fossé entre une époque révolue et l’époque contemporaine. Dans d’autres cas, les mots problématiques n’apportent rien, bien au contraire.

« Il y a une certaine part de subjectivité. En tant que traducteur, tu vas tester, tu vas faire plusieurs versions. Tu peux réaliser que les mots Indiens ou Sauvages nous distraient de l’importance de ce qui est proposé, ils sont dans le chemin. Ou tu peux réaliser qu’ils viennent appuyer ce qu’on essaie de rendre. »

Une terre de deuil

Une terre de deuil

Marchand de feuilles

376 pages

Les étés de l’ourse

Les étés de l’ourse

Les Éditions du Boréal

264 pages

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    C’est le nombre de livres de farine que transportait l’expédition de Mina Hubbard en 1905 pour traverser le nord-est du Labrador.