Désespéré, Bernard Émond, par l’époque que nous vivons ? Le cinéaste et auteur répond en faisant siennes les phrases de l’écrivain italien Pier Paolo Pasolini : « Je pleure un monde mort. Mais moi qui le pleure je ne suis pas mort. »

Il a certes troqué la caméra contre les mots, mais qu’à cela ne tienne, Bernard Émond est immédiatement reconnaissable, dès le texte inaugural de son premier recueil de nouvelles. Avec Quatre histoires de famille, le réalisateur de La femme qui boit et de La neuvaine ajoute à sa cosmogonie de personnages inoubliables une nouvelle série d’hommes et de femmes dits ordinaires, à qui lui seul sait rendre toute leur humanité. Des gens usés par la vie, mais qui gardent la tête haute malgré ce monde où tout conspire à leur accablement. D’humbles âmes dans le cœur de qui surnagent toujours de petites et précieuses raisons de croire que tout n’est pas perdu.

Écrire est « un plaisir d’artisan, sans les contraintes de ce qu’on appelle l’industrie du cinéma », explique de sa voix posée celui qui signe ici son deuxième livre de fiction – avant d’être un long métrage, 20 h 17, rue Darling a été un roman. « C’est un véritable soulagement d’écrire une nouvelle. On peut peaufiner une phrase jusqu’à tant qu’on en soit content. Et si on ne l’est pas, on la jette et personne ne va perdre de sous. »

La littérature n’est cependant pas qu’un répit du rythme effréné des plateaux de tournage pour Bernard Émond, mais bien ce qui occupe le plus d’espace dans son quotidien. L’homme de 72 ans salue les professeurs qui, au collège, « pensaient qu’un jeune homme de 16 ans n’était pas trop jeune pour lire Guerre et Paix, qui ne nous traitaient pas comme des clients, mais comme des gens qui doivent fournir un effort ».

La littérature a « changé sa vie », se souvient-il. Changé sa vie en lui permettant de s’extraire de sa famille, de son quartier, et de découvrir grâce à Camus, Sartre et Beauvoir, puis à tant d’autres, que l’existence est composée de toutes ces nuances qui apparaissent rarement au premier coup d’œil.

La grande leçon de la littérature quand on est jeune, c’est que la vie n’est pas simple, que les êtres humains sont complexes et contradictoires, que la vérité n’est pas unique, que les méchants ne le sont jamais complètement. La bonne littérature est à la fois macroscopique et microscopique. Elle nous montre les grands mouvements de l’histoire et les petits mouvements de l’âme. Elle rend l’expérience humaine beaucoup plus riche.

Bernard Émond, auteur

Ces liens qui subsistent

Françoise, une universitaire exilée aux États-Unis depuis plusieurs années, rentre à Montréal pour enterrer son frère, toxicomane repenti, avec qui elle avait coupé les ponts depuis longtemps. Mathieu, prof de musique à la retraite, accompagne dans ses ultimes moments de vie son ex-épouse, même si elle l’a autrefois abandonné seul avec leur enfant. Paul, employé d’une société minière, s’offre un dernier tour du nord de l’Ontario, avec sur la banquette du passager le fantôme de son père absent. Charles s’endort à l’aéroport en attendant l’arrivée de sa petite-fille, qui habite à Shanghai et qu’il ne connaît pas vraiment.

Ces Quatre histoires de famille, d’une écriture joliment surannée au cœur de laquelle résonnent les silences dont le cinéma de Bernard Émond est composé, témoignent de liens filiaux élimés par le temps, la distance et la barrière de la langue. Des liens dont il ne semble parfois subsister qu’une pauvre cicatrice mal refermée.

« Marx dit que le capitalisme fonctionne en brisant les liens humains, d’abord le lien des gens avec la terre, puis les liens familiaux. On arrive à la fin de cette évolution anthropologique qui a commencé avec le développement du capitalisme aux XVIIIe et XIXe siècles, où les liens du sang n’ont pratiquement plus d’importance, et les liens sociaux non plus », regrette l’auteur.

Mais malgré tout, il y a des liens qui subsistent. Il y a des familles recomposées qui sont de vraies familles, des gens qui n’ont a priori rien en commun, mais qui vont s’entraider comme s’ils étaient frère et sœur.

Bernard Émond, auteur

Se détourner de la pente

Si ce recueil est traversé par « la tristesse de voir un monde disparaître », il baigne néanmoins dans une sorte de lumière diffuse, mais bien réelle, qui tient à la beauté du paysage et du pays – « L’âme du Québec vit dans les régions », dit Bernard Émond – ainsi qu’à cet « étonnement devant le fait qu’il existe encore des liens, que les gens sont encore solidaires ».

« Et le facile et la pente est de désespérer et c’est la grande tentation », écrivait Péguy, à qui Bernard Émond emprunte la formule. Inquiet face à l’avenir du français, désolé par l’ascendant de l’anglosphère sur nos imaginaires, harassé par la laideur des villes où tout semble se transformer en tours de condos, le créateur, qui continue de se définir comme un « conservateur socialiste », refuse de se laisser complètement choir dans la facile pente du désespoir.

Il tourne ces jours-ci avec Hélène Florent et Martin Dubreuil Une femme respectable, un nouveau film inspiré d’une nouvelle de l’écrivain italien Luigi Pirandello, dont il a transposé le décor dans le Trois-Rivières des années 1930.

« Ce serait simple de ne plus rien faire et d’aller dans ma cabane dans le bois regarder la rivière couler. Oui, je trouve qu’on vit une époque désespérante. On ne sort pas indemne de la laideur qui nous environne. À force de vivre dans cette laideur, on finit par penser que c’est ce qui est normal. Beaucoup de choses auxquelles je tiens sont en train de disparaître. Mais il reste encore de la beauté dans la nature, dans la musique, dans la littérature. Il suffit de s’extraire du tintamarre médiatique, d’éteindre nos écrans et de regarder autour de nous. »

Quatre histoires de famille

Quatre histoires de famille

Leméac

128 pages