À dire vrai, la période de la IVRépublique, marquée par une instabilité gouvernementale chronique, n’est pas des plus palpitantes de l’histoire de France. Éric Vuillard la rend pourtant passionnante, mettant en scène à sa manière l’un de ses épisodes les plus dramatiques, la guerre d’Indochine.

Dans l’enseignement scolaire, c’est une phase sur laquelle on ne s’appesantit pas vraiment : l’Indochine, Diên Biên Phu, chapitre suivant. Mais tout comme la guerre d’Algérie, la décolonisation de ce territoire (formé du Viêtnam, du Cambodge et du Laos, entre autres) exploité dès le XIXe par la France reste un épisode souvent évoqué avec des pincettes.

C’est plutôt armé de lorgnettes, disséminées comme des mouchards au cœur des lieux du pouvoir, qu’Éric Vuillard s’est lancé à l’assaut de cette guerre semi-taboue, lui appliquant la recette de coulisses historiques qui l’a fait connaître – L’ordre du jour, explorant l’envers du décor des succès de l’armée nazie, lui a notamment valu le prix Goncourt en 2017.

Dans Une sortie honorable, il défriche les champs et mines d’Asie pour en faire émerger les abus du colonialisme, avant de se percher, tel un oiseau invisible, sur les bancs de l’Assemblée nationale où toute évocation de négociation avec les insurgés suscite l’indignation des députés. Une sortie honorable ? Plutôt mourir.

L’espion volatile se pose ensuite, tour à tour, sur les épaules du président de l’Assemblée Édouard Herriot, s’empiffrant entre deux séances parlementaires tout comme les entreprises françaises s’engraissaient en Indochine, puis celles du héros de guerre De Lattre de Tassigny, s’embourbant dans une demande de soutien militaire aux États-Unis, avant d’atterrir sur le képi du général Navarre, dont l’entêtement mènera à la cuisante défaite de Diên Biên Phu.

C’est ainsi qu’à travers l’intimité de ces personnages, « marionnetisés » et théâtralisés pour les besoins du récit, que sont narrées les mécaniques d’un marasme martial, politique et humain, loin du ton impersonnel et désincarné des livres d’histoire.

À sujet sensible, division inévitable : salué par une partie de la presse française, l’ouvrage a essuyé les foudres du Figaro, qui a dénoncé une démarche idéologique, du manichéisme, et l’éviction des « aspects [de l’histoire] qui ne lui plaisent pas ». L’opus est-il vraiment « ennuyeux », tel que le qualifie le journal conservateur ? Pure mauvaise foi : le récit est impeccablement mis en scène, le style toujours vif et captivant, et le tout assez condensé et rythmé pour faire oublier les leçons d’histoire rébarbatives du lycée.

Cependant, les lecteurs québécois (et même français) qui connaissent peu cette tranche moins notoire de l’histoire de France auront peut-être un travail supplémentaire à effectuer, en se penchant auparavant sur le contexte d’époque, sans quoi ils pourraient se perdre dans une jungle de noms et de références.

Il faudra surtout garder à l’esprit que cette lorgnette se révèle un grand-angle sur les bégaiements universels de l’Histoire : combien de colosses aux pieds d’argile, soucieux de leur fierté, sont tombés face à des nations qu’ils pensaient frêles, aggravant leur humiliation et le prix du sang ? Combien de « sorties honorables » ont été balayées, d’Hanoï à Kaboul, de Bagdad à Alger ?

Une sortie honorable

Une sortie honorable

Actes Sud

200 pages

8/10