Dans son plus récent ouvrage, Combats et métamorphoses d’une femme, Édouard Louis se livre à ce qu’il nomme l’archéologie de la destruction de sa mère. Un livre bref, à la fois dur et profondément émouvant, qui redonne à sa mère une dignité. Entrevue.

Un jour, en classant des papiers, Édouard Louis a retrouvé une vieille photo de sa mère. L’image datait de 10 ans avant sa naissance et sa mère était dans la vingtaine (la photo est reproduite dans le livre). L’expression de cette jeune femme qu’il ne connaissait pas encore l’a frappé. « Elle avait l’air libre et heureuse », confie-t-il au téléphone en marchant dans les rues de Montparnasse.

« Je ne l’avais jamais vue comme ça. Elle avait l’air projetée vers le futur, presque séductrice, alors que la femme que j’ai connue avait le visage dur, fermé. Je me suis demandé : mais qu’est-ce qui s’est passé dans cet espace de 10 ou 15 ans ? Entre le moment où la photo a été prise et l’époque où je l’ai connue ? J’en avais les larmes aux yeux… »

Cette photo, c’est le point de départ de l’écriture du livre, une plaquette très dense en émotion dans laquelle Édouard Louis décrit des évènements qui ont forgé sa mère, poursuivant ainsi son travail de compréhension et d’explication de la domination de classe, de la violence et d’une certaine masculinité.

« Je n’écris pas pour parler de mes petits problèmes, rappelle-t-il. Quand je parle du destin de ma mère, il y a un enjeu politique. J’ai voulu faire l’archéologie de sa destruction pour parler des effets de la violence de classe et de la pauvreté sur sa condition de femme et de mère. »

Libération de la femme

Le mot « archéologie » est bien choisi. Dans son livre, Édouard Louis extrait des bribes, des éclats, des morceaux de la vie de cette femme qui est sa mère et, à la fin, ces fragments forment un tout troublant et touchant.

J’ai beaucoup d’admiration pour sa trajectoire. Ma mère n’avait pas d’argent, pas de diplôme. Elle a été humiliée par son mari, elle a passé une partie de sa vie à faire des corvées et, un jour, elle en a eu assez. Pour la première fois, elle est devenue maîtresse de sa vie. C’est le deuxième moment de mon livre, cette libération de la violence.

Édouard Louis

Édouard Louis explique qu’il a obtenu l’accord de sa mère pour utiliser sa photo et pour écrire son vrai prénom, Monique, alors qu’il l’avait rebaptisée Brigitte dans En finir avec Eddy Bellegueule. Pour le reste, c’est plus compliqué. « Je ne lui ai pas donné trop de détails sur le livre, car je voulais me garder la liberté, dit-il. J’avais peur de vouloir faire plaisir ou d’être gentil alors que le but, c’est d’écrire juste et vrai. J’avais besoin d’autonomie dans mon travail. »

Et qu’est-ce que Monique a pensé du livre ?

« On en parle de manière lointaine, répond Louis. Le dialogue avec ma mère se reconstruit lentement, mais ce n’est pas facile. Pendant des années, elle a reproduit avec moi la violence qu’elle subissait alors qu’en vérité, on vivait la même chose chacun de notre côté. »

La relation entre Édouard Louis et sa mère est trouée par des silences et des non-dits que l’auteur a voulu traduire dans la forme même du livre. Ainsi, le narrateur passe du « tu » au « elle », pour refléter, explique-t-il, « les choses qu’on dit et celles qu’on ne dit pas. La structure a été pensée pour refléter cette frontière-là qui est également propre à l’expression gaie, le dicible et l’indicible. Cette ligne se pose à chaque instant quand on est gai ».

Il y a aussi une recherche d’oralité dans l’écriture d’Édouard Louis qui lui vient du théâtre et qui, selon lui, sonne plus vrai. « À chaque livre, il y a toujours une vraie recherche pour trouver la forme la plus juste qui rendra la vérité à l’histoire, souligne-t-il. Je passe beaucoup de temps à réfléchir à la façon d’écrire simplement des choses difficiles sans perdre la complexité. C’est très long à construire. »

Édouard Louis en musique

Édouard Louis a raconté à quelques reprises par le passé cette fois où un critique littéraire avait dit de lui : « Je me demande ce qu’il écrirait s’il était né dans la grande bourgeoisie ? »

Ce genre de commentaire lui permet d’aborder la question de la légitimité des histoires qu’on raconte dans la littérature. « Qu’est-ce qu’on considère comme une histoire intéressante et légitime ? », se demande l’écrivain qu’on a maintes fois qualifié d’héritier d’Annie Ernaux, écrivaine qu’il admire beaucoup.

« Annie Ernaux fait partie des gens qui m’ont fait comprendre que je pouvais écrire sur ma vie, sur les gens qui souffrent, sur les humiliés. Que ça pouvait exister dans l’espace public et politique sans que je sois sans cesse obligé de me justifier. »

Annie Ernaux a raconté les classes populaires ; moi, je raconte le sous-prolétariat. On continue sur ce que l’autre a commencé. Elle a rendu possibles d’autres histoires, elle a ouvert des portes.

Édouard Louis

Il s’est également reconnu dans l’œuvre de Ken Loach, avec qui il vient de publier un livre d’entretiens (dont nous avons parlé la semaine dernière). Louis partage avec le cinéaste britannique de 84 ans une vision du monde et de l’art comme façon de changer le monde.

On le constate, Édouard Louis est un homme occupé, un créateur gourmand et curieux. Quand nous lui avons parlé, il sortait d’une répétition au théâtre. Il passe aussi du temps en studio avec Woodkid. La chanson maintenant ? Notre question le fait éclater de rire. « Une émission de France Inter [Boomerang, animée par Augustin Trapenard] m’avait donné carte blanche et j’avais présenté un extrait de mon livre sur la musique de Woodkid. On a décidé de continuer à travailler ensemble en studio et à expérimenter à partir du livre et de son univers musical. »

Édouard Louis insiste sur l’importance de l’expérience dans la vie d’un écrivain. « J’ai fait beaucoup de choses ces dernières années, dit-il. Je suis monté sur scène au théâtre, j’ai manifesté dans la rue avec les gilets jaunes. C’est important pour moi de multiplier les manières de créer. Je suis en recherche en permanence. Recherche des formes, des lieux, des manières de dire les choses. Pour garder une fraîcheur, il ne faut pas se laisser emprisonner. Et pour y arriver, je dois avoir une pratique physique, une pratique du corps. Je n’écris pas pour la littérature, j’écris sur le monde. »

Combats et métamorphoses d’une femme

Combats et métamorphoses d’une femme

Seuil

112 pages