On pourrait penser que les femmes n’ont jamais été aussi nombreuses qu’aujourd’hui dans le rap états-unien. Or, les rappeuses ont toujours été très présentes dans l’histoire du rap, mais leur importante contribution a été minimisée, voire invisibilisée. Dans le livre Hot, Cool & Vicious, Keivan Djavadzadeh remet les pendules à l’heure.

Keivan Djavadzadeh n’y va pas par quatre chemins pour démontrer que les femmes ont participé à l’avènement du rap commercial, à la fin des années 1970. Dès le premier chapitre, il retrace justement quatre parcours distincts, ceux des rappeuses – Lady D, Paulett et Tanya Winley, Lady B et le groupe The Sequence – ayant sorti un disque en 1979, l’année des débuts discographiques du rap.

Ce tracé chronologique, qui débute avec ces pionnières, passe ensuite par Queen Latifah, Lil’Kim et Eve, pour se terminer avec Nicki Minaj, Cardi B et Megan Thee Stallion, étale la richesse de l’héritage de ces femmes. Un héritage qu’elles construisent encore aujourd’hui.

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La rappeuse Eve, lors d'un spectacle en 2014

L’exercice proposé par Keivan Djavadzadeh démontre aussi que peu s’y sont adonnés avant lui. « Le monde du rap est dominé par des hommes, comme c’est le cas dans beaucoup d’autres champs musicaux ou domaines professionnels », explique le chercheur, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris 8.

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Cardi B lors de son passage au festival Metro Metro à Montréal en 2019

En faisant ses recherches, l’auteur s’est aperçu que les ouvrages universitaires sur l’histoire du rap laissaient souvent croire que les femmes avaient eu un rôle « marginal ». Grand amateur de rap depuis toujours, celui qui se spécialise dans les politiques de représentation dans les musiques et cultures populaires aux États-Unis, a entrepris de redonner aux rappeuses leur place légitime dans le récit.

Partager le trône

Le livre Hot, Cool & Vicious porte le nom de l’album le plus populaire du groupe féminin Salt-N-Pepa, paru dans la deuxième moitié des années 1980. Si Keivan Djavadzadeh a choisi ce titre, c’est parce qu’il représente bien certaines des facettes de ces femmes dans le rap, alors « qu’on les représente souvent comme un groupe homogène ». « [Les membres de] Salt-N-Pepa sont aussi plus universelles, en plus d’être des pionnières », souligne-t-il.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @SALTNPEPAOFFICIAL

Le groupe de hip-hop féminin Salt-N-Pepa, composé de Cheryl « Salt » James, de Sandra « Pepa » Denton et, à l’origine, de Latoya Hanson (plus tard remplacée par Deidra « DJ Spinderella » Roper), s’est fait connaitre au milieu des années 80.

Salt-N-Pepa a marqué l’industrie dans les années 1980 et 1990, rejoignant un très large public. Avec ce groupe, d’autres, comme Queen Latifah ou Roxanne Shanté, font leur marque.

C’est à cette époque qu’on se met à distinguer les rappeuses des rappeurs, avec le terme female rappers, dont beaucoup ont tenté de se défaire pendant longtemps et encore aujourd’hui.

Dans sa ligne du temps historique et thématique, l’auteur démontre que lorsque le rap a chuté en popularité, dans les années 2000, les rappeuses « ont été sacrifiées ». Et lorsqu’elles ont pu revenir sur les devants de la scène, il n’y avait de la place que pour une rappeuse à la fois souligne-t-il. C’est Nicki Minaj qui a régné, « seule au sommet » dès le tournant des années 2010.

« Des rappeuses l’ont dit, dans les maisons de disques, la stratégie était la même : il fallait détrôner Nicki Minaj, explique Keivan Djavadzadeh. Au lieu de profiter de sa popularité pour mettre d’autres rappeuses de l’avant, on disait qu’il fallait la battre. » Ce que les Iggy Azalea, Rapsody, Azealia Banks et autres n’ont pas pu faire à l’époque.

Ce n’est qu’à l’arrivée de Cardi B et grâce aux plateformes numériques que les rappeuses ont pu finalement s’affranchir, en passant par SoundCloud, Instagram, Twitter ou, plus récemment, TikTok, pour faire partager leur musique et leur personnage.

Le sexe et l’engagement social

Le rap est souvent décrié pour la teneur misogyne des propos tenus par les artistes masculins. Tout en nuançant ces impressions, l’auteur analyse dans Hot, Cool & Vicious de quelle manière les rappeuses ont navigué dans cette réalité. Il parle aussi de la place des femmes dans le gangsta rap, souvent jugée infime, mais dont il prouve l'importance. Keivan Djavadzadeh retrace également la parole politique et sociale des rappeuses.

Les Nicki Minaj, Cardi B et Megan Thee Stallion de ce monde se font souvent reprocher d’être « trop sexuelles ». Pour mieux comprendre leur rapport à cette thématique, le chercheur trace la ligne du temps des raps signés par des femmes qui parlent de sexe, de Let’s Talk About Sex, de Salt-N-Pepa, à WAP, de Cardi B et Megan Thee Stallion, en passant par My Neck, My Back (Lick It), de Khia.

PHOTO FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Keivan Djavadzadeh

On félicite les hommes lorsqu’ils parlent de sexe dans le rap, mais on blâme les femmes qui le font.

Keivan Djavadzadeh

Cardi B, dit-il, avait d’ailleurs soulevé le point important qu’est le rapport au public. « Elle rappelait que beaucoup de rappeuses parlent d’autres sujets, mais qu’on ne les écoute pas autant. […] On peut très bien le mesurer, ce qui marche le mieux, ce sont les rappeuses qui parlent de sexe. »

Ce qui ne veut pas dire que ces artistes ne s'expriment pas sur d’autres sujets, dans leurs paroles et dans leurs sorties publiques. Les femmes ont permis une évolution des mentalités dans le hip-hop, remarque Keivan Djavadzadeh.

Le nouvel âge d’or

L’auteur parle de la période actuelle comme d’un « nouvel âge d’or » pour le rap enregistré par des femmes. Les rappeuses sont nombreuses au sommet, au même endroit que nombre de leurs homologues masculins. Elles ne sont peut-être pas plus nombreuses que jamais, mais elles sont indéniablement « beaucoup plus visibles », dit le chercheur.

Parce que l’Histoire a démontré la position fragile dans laquelle les femmes se sont souvent trouvées, faut-il craindre un éventuel retour de bâton ? On ne peut rayer complètement la possibilité, admet Keivan Djavadzadeh. « Mais si une chose peut nous permettre d’être plus optimistes, c’est l’accès aux plateformes numériques », ajoute-t-il. La visibilité ainsi démocratisée, le retour dans l’oubli est bien moins probable.

Quoi qu’il en soit, pour l’instant, observe l’auteur, « il ne se passe pas un jour sans qu’il y ait une nouvelle rappeuse ». Cette fois, il devrait être impossible de les effacer.

IMAGE FOURNIE PAR AMSTERDAM

Hot, Cool & Vicious

Hot, Cool & Vicious – genre, race et sexualité dans le rap états-unien
Keivan Djavadzadeh
Amsterdam
235 pages