Parce qu’on lui a menti. À tout le moins pas tout dit. La romancière canado-britannique Rachel Cusk, elle, a décidé de plonger, en osant révéler au monde entier le vrai visage – ou plutôt le vrai « drame » – de la maternité. Entretien.

L’œuvre d’une vie, devenir mère, publié ces jours-ci chez Boréal, récit de ce parachutage brutal dans un univers prétendument épanouissant, mais au bout du compte aliénant, nous arrive enfin dans la langue de Molière, près de 20 ans après sa publication originale (en anglais : A Life’s Work : on Becoming a Mother).

Qualifié à l’époque d’« Apocalypse baby now » par le New York Times, l’ouvrage décrit avec finesse, couleur et beaucoup d’humour (noir) l’ensemble des sentiments ambivalents (c’est le moins qu’on puisse dire) qui submergent du jour au lendemain la femme, désormais mère, à l’identité tout à coup et malgré elle usurpée.

« J’ai été bouleversée par la maternité, y écrit Rachel Cusk, en guise d’introduction. Mal préparée, ignorant tout des conséquences de l’arrivée d’un enfant, j’ai eu l’impression, fausse mais très nette, que le voyage qui m’avait menée jusque-là avait été à la fois aléatoire et régi par des forces qui me dépassaient, à tel point qu’il m’a semblé n’avoir jamais eu mon mot à dire. »

Ça vous donne une idée du ton. De la réflexion. Et de cette volonté de faire partager une réalité par ailleurs si habilement et culturellement camouflée. Disons-le : non, la maternité n’est pas que joie, encore moins allégresse. Ce récit se veut d’ailleurs un « pacte de vérité », écrit sur le vif, dans le feu de l’action (de la grossesse à la petite enfance, en passant par l’accouchement et l’allaitement), telle une lettre à toutes les mères (actuelles ou en devenir). Accrochez-vous, voici réellement ce qui vous attend, références littéraires en sus (Tolstoï, D. H. Lawrence, Charlotte Brontë).

Scandale

Lors de sa sortie en 2002, et sans surprise, la publication de l’ouvrage avait fait un tollé. Littéralement scandale. D’autant plus que l’autrice avait alors deux jeunes enfants. En entrevue téléphonique de Paris (où elle vit aujourd’hui, après un séjour aux États-Unis puis en Grande-Bretagne), Rachel Cusk s’en souvient encore. « Les gens étaient complètement choqués et obsédés, en plus que j’avais de jeunes enfants. Cela rendait l’affaire particulièrement vicieuse. Et quand je m’en suis remise, je pense que je suis devenue une autre sorte d’écrivaine. Possiblement plus créative encore. » Si c’était à refaire ? « Je le referais. Et je l’ai refait », souligne l’autrice, qui collectionne depuis les sélections et prix littéraires (et dont un roman, Arlington Park, ou La vie domestique, a aussi été adapté au cinéma). Son plus récent livre, Second Place, qui sera traduit prochainement au Boréal, est finaliste aux prix littéraires du Gouverneur général 2021.

N’empêche que l’affaire la surprend encore.

Naïvement peut-être, je ne voulais qu’exposer l’expérience de la maternité, son côté étrange, choquant et surtout surprenant à mes yeux.

Rachel Cusk, autrice

Or, ce faisant, c’est comme si elle avait brisé une sorte de « pacte social », une volonté de garder l’aventure « secrète », « pour prévenir que les prochaines sachent exactement dans quoi elles s’embarquent ».

Cela dit, scandale ou pas, 20 ans et combien de traductions plus tard, Rachel Cusk continue de recevoir des témoignages, des réactions et des remerciements de lecteurs interpellés. Signe qu’elle a touché la corde sensible. « Des mères et des pères qui y voient un soulagement, glisse-t-elle, parce qu’il y a encore cette pression autour des joies de la parentalité. Or, c’est très difficile pour certains ! »

Elle en fait d’ailleurs l’éloquent récit. Exemple ? En énumérant toutes ces injonctions (« ne fumez pas et ne buvez pas, sale meurtrière »), en comparant une salle d’opération à une salle d’exécution (et l’accouchement à une « appendicectomie »), et en avouant candidement son abandon de l’allaitement, sujet tabou s’il en est (« j’ai renoncé au trône de la maternité »).

Choquant... encore ?

D’ailleurs, croit-elle que le propos risque encore de choquer aujourd’hui ? « C’est ce qu’on va voir ! », dit-elle en riant (nerveusement ?) au bout du fil.

Par moments, on se demande si elle n’en met pas un peu trop. On rit certes (jaune), mais le portrait est-il vraiment si sombre ? « Le livre se veut drôle, rétorque Rachel Cusk, mais je ne provoque pas pour le plaisir de provoquer. J’essaye de raconter la vérité. Je suppose que j’utilise ici mon instinct d’écrivaine » – et son style, pourrions-nous ajouter, réfléchi, grinçant et cru à la fois.

À la grande question « qu’est-ce qu’une mère ? », l’autrice répond : « Il n’y a pas de réponse. Mais ce que je voulais faire, c’est éclairer l’interrogation. Et je pense que c’est ce que j’ai fait. » En espérant que les principales intéressées s’y reconnaîtront. Enfin. « Parce que la maternité tourne tellement seulement autour du bébé... », conclut-elle.

Ah oui, et si vous vouliez le savoir : non, aujourd’hui grands, ses enfants n’ont sans doute pas lu son livre, glisse-t-elle. Énième brute vérité : « La plupart des enfants ne sont pas terriblement intéressés par le boulot de leurs parents ! »

L’œuvre d’une vie

L’œuvre d’une vie

Boréal

232 pages