Comment s’exprime l’amour d’un enfant pour sa mère qu’il a perdue trop jeune, de surcroît dans des circonstances tragiques ? Shuggie Bain, de l’Écossais Douglas Stuart, et Memorial Drive, de l’Américaine Natasha Trethewey, nous entraînent dans les abysses d’une enfance marquée respectivement par l’alcoolisme et la violence conjugale. Nous avons parlé à ces primo-romanciers pour qui l’écriture a été salvatrice.

L’histoire que raconte Natasha Trethewey dans Memorial Drive est celle de sa mère, Gwendolyn : une femme noire qui, dans les années 1960, doit quitter le Mississippi pour épouser le père – blanc – de Natasha, à une époque où les mariages interraciaux étaient interdits dans l’État et que le Ku Klux Klan semait sa campagne de terreur. Ils divorcent quelques années plus tard, puis mère et fille refont leur vie à Atlanta. Gwendolyn y rencontre un ancien Marine et se retrouve prise dans l’engrenage d’une relation toxique dont elle ne parviendra pas à s’extirper. Elle est assassinée par celui-ci en 1985, lorsque sa fille a 19 ans.

Pendant 30 ans, Natasha Trethewey a choisi l’évitement, le silence et l’amnésie. Encore aujourd’hui, c’est la voix troublée par l’émotion qu’elle revient, au bout du fil, sur l’écriture de ce roman poignant où elle cherche à comprendre le destin tragique de sa mère et la façon dont sa propre vie a été façonnée par cet héritage.

« Je crois que c’est essentiel d’être capable d’articuler les évènements traumatiques qui pourraient autrement éroder notre âme. Ce qu’on ne peut exprimer peut nous détruire ; et réussir à en faire de l’art est un triomphe sur le désespoir causé par le traumatisme initial », estime l’écrivaine, qui a déjà publié des recueils de poésie dans lesquels elle a puisé la force d’avancer.

L’écriture m’a sauvée dans ces moments très difficiles de mon enfance et continue de me sauver.

Natasha Trethewey

L’un de ses prochains projets d’écriture portera sur son père : « Il croyait très tôt, bien avant la grande perte de ma vie, que je devais être écrivaine parce qu’il pensait que j’aurais quelque chose d’important à dire. [Memorial Drive] est en quelque sorte le livre qui explique pourquoi j’ai dû devenir écrivaine ; le livre sur mon père [qui était aussi un poète] sera davantage celui qui explique comment je le suis devenue. »

L’écriture qui apaise

Lorsque Douglas Stuart s’est assis pour écrire en 2008, il ne s’accordait même pas le luxe de penser qu’il pourrait un jour publier un livre sans se sentir comme un imposteur ; lui, un enfant de la classe ouvrière qui a grandi à Glasgow, en Écosse, dans les années 1980, à une époque où le chômage frôlait les 30 % et dans un foyer où sa mère luttait avec un problème de dépendance.

Mais sans crier gare, les histoires ont commencé à se déverser. Le premier jet de ce qui allait devenir Shuggie Bain, 10 ans plus tard, comptait quelque 1800 pages. « L’écriture était pour moi une compulsion. Et la fiction est une très bonne lentille pour obtenir les réponses qu’on n’a peut-être pas eues dans sa vie », confie l’écrivain depuis Paris, où il se trouve en ce moment pour promouvoir la sortie de son livre en Europe.

PHOTO CLIVE SMITH, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Douglas Stuart

Shuggie Bain, c’est l’histoire bouleversante d’un garçon dont la mère est alcoolique ; une maladie qui finira par la tuer lorsqu’il a 15 ans. Après avoir remporté le prestigieux Booker Prize à sa parution en anglais l’an dernier, le roman est maintenant traduit en 39 langues ; et, contre toute attente, il a transformé la vie de son auteur de façon inespérée en lui permettant de se consacrer désormais exclusivement à ce qu’il appelle son art.

Lors de notre discussion en vidéoconférence, Douglas Stuart s’interrompt pour insister sur un point : même s’il y a beaucoup de lui en Shuggie, son roman est une œuvre de fiction.

Dans un sens, je m’apaisais en créant ces personnages fictifs ; je me suis immergé dans une époque et un lieu qui sont très loin de moi maintenant.

Douglas Stuart

Shuggie Bain est une toile aux ramifications nombreuses et douloureuses, d’une beauté tragique, qui décrit l’amour inconditionnel d’un fils pour sa mère, mais aborde également l’intimidation et l’homophobie dont le garçon a souffert.

Il y a aussi un peu du roman de Romain Gary La vie devant soi dans la façon dont Shuggie prend soin de sa mère en lui jurant qu’il ferait n’importe quoi pour elle, alors qu’ils se retrouvent seuls. Et lorsqu’on le mentionne à Douglas Stuart, il admet que c’est l’un de ses romans préférés. « Comme ce que vit Momo [dans La vie devant soi], il y a une inversion dans la relation entre le parent et l’enfant ; Momo en vient à s’occuper de Madame Rosa à la fin de sa vie et c’est ce que Shuggie fait. C’est quelquefois le fardeau de l’enfant d’un parent aux prises avec la dépendance. Il fait tout ce qu’il peut pour sauver et protéger sa mère, pour l’accommoder autant que possible… Et c’est le sentiment général qui vient de ma propre expérience. »

Son deuxième roman, qui doit paraître au printemps, plongera à nouveau dans son passé, et son pays natal, en explorant l’amitié et l’amour impossible entre deux garçons à Glasgow. Une sorte de continuation de Shuggie Bain.

Les deux romans se sont retrouvés au début du mois dans la première sélection du prix Médicis, tandis que Memorial Drive a aussi été retenu dans celle du Femina. Les gagnants des deux prix seront dévoilés fin octobre.

Shuggie Bain

Shuggie Bain

Globe, 496 pages

Déjà en librairie

Memorial Drive

Memorial Drive

Éditions de l’Olivier, 224 pages

En librairie le 29 septembre