Le grand Charles Aznavour est né, artistiquement, en 1948 à Montréal. Pendant deux années folles, en compagnie de son complice Pierre Roche, il y a collectionné les conquêtes charnelles, amicales et professionnelles. Jusqu’à sa mort, en 2018, l’autoproclamé Napoléon du music-hall a cultivé avec grand soin ses racines et ses relations québécoises. À partir d’archives et de dizaines d’entrevues, notre collègue Mario Girard offre un récit captivant et touffu de cette relation durable. Entretien.

Q. Musicalement, vous avez rencontré Aznavour grâce au tourne-disques de votre tante Olivette, à qui vous dédicacez votre livre. Pourquoi avoir décidé, un demi-siècle plus tard, de vous pencher sur la relation entre le chanteur franco-arménien et le Québec ?

R. Il est né ici, et c’est surtout ça que je trouvais intéressant : qu’un si grand artiste international connaisse la consécration ailleurs que chez lui. Et, contrairement à d’autres artistes à qui c’est arrivé, lui, il est resté fidèle. Je pense que je démontre bien l’attachement qu’il a toujours eu pour le Québec.

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Mario Girard, auteur du livre Il se voyait déjà Aznavour et le Québec

Dans une entrevue, il disait qu’il avait très peu de mémoire pour se souvenir de ses tournées, de ses spectacles, mais que, bizarrement, il avait beaucoup de mémoire quand il s’agissait du Québec. Son fils, Mischa, à qui j’ai parlé, m’a dit : « Je peux comprendre ça, parce que c’était sa jeunesse et que ça l’a beaucoup marqué. » Quand il arrive ici, en 1948, ce qu’il va vivre pendant près de deux ans est très, très fort, c’est passionnel. Chaque fois qu’il va revenir au Québec, il revit en quelque sorte cette folie, cet enivrement.

Q. Il se voyait déjà documente non seulement les débuts d’Aznavour au Québec, mais aussi l’émergence de la vie culturelle dans un Montréal interlope. Pourquoi était-ce important de tracer un parallèle entre les deux ?

R. J’ai vu une occasion de rentrer dans cet univers-là ; de ne pas juste raconter Charles Aznavour et Pierre Roche, mais aussi de raconter le Montréal de l’époque, avec ses bordels, ses salles de jeu, la promiscuité avec la police. Autour d’Aznavour, de Roche, du cabaret Au Faisan Doré et de Jacques Normand, un personnage important du livre, on assiste à un moment charnière. J’ai voulu décrire en détail le fonctionnement des cabarets, avec des packages d’artistes américains et québécois, des MC qui faisaient des jokes en anglais. Eux arrivent et décident de faire autrement. C’est ce qui va nous mener aux boîtes à chansons des années 1960. Les artistes qui allaient les voir, Denise Filiatrault et tous les autres, se sont dit : « Ben câline, c’est possible de faire des chansons de qualité et d’avoir un succès populaire. C’est possible de chanter en français et d’avoir un succès populaire. »

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Jacques Normand, en août 1969

Q. Félix Leclerc, Monique Leyrac, Jacques Normand, Serge Deyglun, Linda Lemay… Les amitiés qu’Aznavour a développées au Québec ont été nombreuses et durables. Est-ce que l’aventure nord-américaine du chanteur d’En revenant de Québec était d’abord une aventure humaine ?

R. Je pense que oui. C’est sans doute l’artiste international qui est venu en spectacle le plus souvent au Québec. Or, c’est l’aventure humaine qui faisait en sorte que, même s’il ne donnait pas de concert, il venait quand même à Montréal, au Québec, pour voir ses amis, pour le plaisir. Son fils a vécu ici pendant des années, il a étudié à Montréal et il a acheté un appartement avec sa femme. Aznavour aimait revivre des moments. Par exemple, Dominique Michel et lui se retrouvaient dans des restaurants chinois comme ils le faisaient dans les années 1950 et 1960. C’est un gars vraiment fidèle. Ses amitiés ont duré jusqu’à la mort.

Q. Fidèle en amitié, mais moins en amour…

R. Il ne s’en cachait pas. Dans l’une de ses premières autobiographies, introuvable aujourd’hui, il va plus loin dans son récit des années 1948-1949-1950. Il raconte que sa femme de l’époque était venue le voir et qu’elle était repartie en le laissant à sa vie de débauche. Ce sont ses mots.

Q. Début américain en prison pour un problème de visa, critiques assassines à son retour en France – on l’a traité de « crapaud enrhumé » – au début des années 1950, embrouilles fiscales, etc., Il se voyait déjà trace le portrait d’un homme ambitieux et… résilient.

R. Totalement. Tu te demandes : « Qu’est-ce qu’il avait au fond de lui ? » Malgré toutes les entraves, vacheries et méchancetés, il y est arrivé. C’est pour ça que je dédie le livre à tous les jeunes artistes à qui on indique un autre chemin que le leur. J’aimerais ça qu’ils apprennent que parfois, il ne faut pas écouter les autres, que, parfois, il faut rentrer dans le tas.

Q. Vous racontez que c’est Édith Piaf qui a dirigé Aznavour vers Montréal en 1948.

R. Piaf était éperdument amoureuse de Marcel Cerdan, qui allait disputer un match de boxe important, devenu légendaire, à New York, où Aznavour et Roche étaient attendus. Elle ne voulait tellement pas les avoir dans ses pattes qu’elle leur a organisé un engagement au cabaret Quartier Latin, rue de la Montagne. Quelques semaines plus tard, Jacques Normand ou les frères Martin – il y a plusieurs versions – sont venus les voir et les ont emmenés au Faisan Doré. Là-bas, Aznavour découvre finalement qu’il est capable d’avoir une foule dans sa main, de conquérir un public.

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Édith Piaf se prépare pour un spectacle en septembre 1946.

Q. Mais c’est aussi la Môme qui l’a retenu loin du Québec après un voyage en France…

R. Aznavour explique que, en 1950 au Québec, il n’y avait presque rien pour les artistes, il n’y avait pas de structures. C’est Piaf qui le convainc de ne pas retourner à Montréal : « Ce n’est pas un pays de culture, tu restes en France ! » La question s’est posée. Ç’a été une déchirure et une décision difficile pour lui et pour Pierre Roche, avec qui il formait un duo. L’amitié est revenue plus tard, mais en 1950, quand ils se séparent, c’est douloureux.

Q. L’épigraphe du livre présente une citation d’Aznavour où il dit ne pas croire à la postérité. Il aura fallu 70 ans de carrière et plus de 1000 chansons pour qu’il se donne tort.

R. Incontestablement, il y a une transmission. Nos grands-parents écoutaient Aznavour, nos parents l’écoutent et là on est encore en train de le faire découvrir. Aujourd’hui, si tu fais une fête avec une trentaine de personnes de différentes générations et que tu mets une chanson d’Aznavour, tout le monde la connaît ou l’a déjà entendue. Il y en a très, très peu, des géants qui traversent le temps, mais lui en fait partie, je n’ai aucun doute là-dessus.

Les questions et les réponses ont été éditées à des fins de clarté et de concision.

Il se voyait déjà – Aznavour et le Québec

Il se voyait déjà Aznavour et le Québec

Les Éditions La Presse

280 pages