(Paris) On pensait qu’à son âge, il aurait pris plus de précautions. Mais la COVID-19 ne l’empêche manifestement pas de recevoir chez lui, de préférence sans masque. L’œil vif, le sourcil blanc et épais, Bernard Pivot nous attend dans son appartement parisien, où les livres sont beaucoup moins nombreux qu’on ne l’imaginait. Raison de notre visite : l’ancien animateur d’Apostrophes et de Bouillon de culture vient de lancer… mais la vie continue, un roman qui aborde la question du vieil âge à travers une bande de vieux qui ne se refusent pas les plaisirs de la vie. On n’allait pas manquer l’occasion de lui parler aussi du milieu littéraire français, qui traverse actuellement une petite zone de turbulences…

Votre nouveau roman parle du vieillissement. Vous avez 85 ans. Vous vouliez faire partager votre propre expérience du vieil âge ?

La mienne. Celle des autres. Le jour de mes 80 ans, je me suis dit : c’est terrible, j’entre aujourd’hui dans le grand âge. Je me suis mis à observer un peu plus les gens de mon âge, à regarder comment ils se comportaient, comment étaient leurs attitudes, leurs mentalités. J’ai pris des notes…

Vous devez être bien entouré, parce que vos protagonistes sont allumés. Ils draguent, rigolent, se font des bouffes…

C’est parce qu’ils sont relativement en bonne santé. Cela dit, tous vivent dans la hantise des « quatre cavaliers de l’Apocalypse », c’est-à-dire le cancer, l’infarctus, l’AVC et l’alzheimer, qui peuvent leur tomber dessus du jour au lendemain.

La notion de plaisir est quand même très présente. On a l’impression que la vieillesse peut être quelque chose d’agréable.

Je suis un moraliste, non pas lié à la morale, mais au moral ! Je voulais donner aux personnes âgées quelques conseils pour profiter le mieux possible de leur âge. Tout le problème de vieillir, c’est de rester fidèle à soi-même et en même temps de ne pas refuser les nouveaux plaisirs que l’actualité nous apporte. Il faut trouver un équilibre entre la permanence et la nouveauté. Ne pas considérer que la vie est historiquement et géographiquement terminée.

Est-ce que la crise du coronavirus vous a fait voir la vieillesse ou la mort différemment ?

C’est un fléau de plus qui s’ajoute aux cancers, aux infarctus… Le confinement, par contre, je suis de ceux qui le vivent le mieux possible, parce que j’ai toujours exercé une profession qui était basée sur le confinement. Je dis souvent, en blaguant, que mon plus grand confinement a été Apostrophes pendant 15 ans !

Le personnage principal de votre livre, un ancien éditeur, regrette d’avoir perdu son pouvoir une fois à la retraite. C’est votre cas ?

Non, je récuse ce mot. Je dis que j’ai été un homme d’influence. Pas de pouvoir. Le pouvoir, je déteste. Quand on m’a proposé la direction d’une chaîne de télévision ou quand mon nom a circulé pour un poste de ministre de la Culture, j’ai dit : oubliez-moi. Je n’aime pas ces trucs-là.

Vous avez quand même été président de l’Académie Goncourt ! Fonction que vous avez d’ailleurs quittée l’an dernier. Pourquoi ?

Parce qu’à un moment donné, il faut savoir se retirer. Le Goncourt, je suis resté 15 ans. J’arrivais à plus de 80 ans. C’est le mouvement naturel de la vie. Le renouvellement des influences.

Justement… Un article du New York Times, paru récemment, dresse un portrait accablant du milieu littéraire français. Il dénonce l’entre-soi, les conflits d’intérêts, l’absence de renouvellement dans les jurys de prix littéraires. Vous êtes d’accord ?

Oui, je l’ai lu. Il y avait des choses vraies sur le Renaudot… Le Goncourt, je me suis attaché beaucoup à ce que les choix du jury soient inattaquables. Je ne dis pas qu’autrefois, il n’y a pas eu des complots de l’amitié. Mais il n’y a plus d’attaques contre le Goncourt.

> Lisez l’article du New York Times

Est-ce qu’on peut néanmoins critiquer le milieu ?

Bien sûr ! Mais remplacer les jurés littéraires chaque année, je pense que c’est une erreur. Je pense qu’il faut que les jurys se réforment d’eux-mêmes. On ne peut pas imaginer une puissance extérieure qui va dire : maintenant, le Goncourt, il lui faut deux Maghrébins, un Africain, un Québécois, cinq femmes. Pour moi, ce serait ridicule. Et qui vous dit que les jurys qui se renouvellent ne sont pas plus soumis à des pressions que ceux qui ne se renouvellent pas ?

L’affaire Matzneff a ébranlé le milieu l’an dernier, après la parution du livre Le consentement, de Vanessa Springora. Vous n’avez pas été épargné. On a dénoncé votre complaisance, lorsque vous aviez reçu cet écrivain ouvertement pédophile sur le plateau d’Apostrophes.

Vous oubliez de dire que dans la même émission, j’ai invité Denise Bombardier ! C’est dans mon émission que, pour la première fois, quelqu’un s’est insurgé contre la littérature de Matzneff et sa manière de se conduire !

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Certes. Mais on vous a quand même reproché votre complaisance, à l’époque.

Ce que j’ai très bien expliqué, c’est que la littérature dans les années 1970 et 1980 était au-dessus de la morale. Au-dessus des lois. Aujourd’hui, la morale est au-dessus de la littérature. Ça a changé. Ce serait amusant de voir aujourd’hui si Nabokov écrivait Lolita comment ça serait reçu. Ça déclencherait un scandale formidable.

La littérature devient-elle trop propre ?

Je pense que c’est quand même bien que la morale soit au-dessus de la littérature. Mais en même temps, ça paraissait naturel à l’époque. C’est vrai qu’on aurait pu avoir une réaction morale, moi le premier. J’étais moi-même un peu scandalisé par la littérature de Matzneff, mais en même temps, il avait du talent. C’est incontestable. Le talent en France, c’est toujours la grande excuse.

Camille Kouchner vient de jeter un autre pavé dans la mare avec La familia grande, qui dénonce l’inceste de son beau-père, Olivier Duhamel, une vedette médiatique en France. Que pensez-vous des livres qui servent à faire des révélations, aujourd’hui ?

Il y en aura d’autres. Parce que c’est une époque aujourd’hui d’insurrection morale. Est-ce que des livres comme ça auraient eu le même succès à l’époque ? Je n’en sais rien. Ces livres interrogent la société sur son évolution. Sur ce qu’elle permet et ne permet pas. C’est fondamental.

Vous lisez encore beaucoup ?

Deux ou trois livres par semaine, pas plus. Avant ? Ouh là ! C’était au moins une dizaine ! Mais je n’ai jamais fait de lecture rapide. Jamais ! Le style, c’est 50 % d’un livre, surtout d’un roman.

Et la littérature québécoise ? Vous la suivez du coin de l’œil ?

J’ai fait des découvertes du temps d’Apostrophes, mais maintenant non, je suis plus sage. Je suis moins hardi. Moins curieux. Je sais que mon livre prône le contraire, mais c’est vrai qu’avec l’âge, il faut réduire. On ne peut pas avoir de curiosité pour tout !

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

… mais la vie continue, de Bernard Pivot

… mais la vie continue, de Bernard Pivot. Albin Michel. 200 pages. En librairie le 24 février