Un cinquantième roman, neuf enfants, plus de deux millions d’ouvrages écoulés, des centaines de milliers de lecteurs : Louise Tremblay-D’Essiambre fait sauter les compteurs. Et pourtant, bien que connue et reconnue pour ses sagas historiques à succès, elle n’a pas toujours la place qui lui revient sous les projecteurs — du moins ceux braqués par le milieu littéraire et médiatique. Qui se cache derrière ces chiffres dont peu d’écrivains peuvent se targuer au Québec ? Une femme de lettres pour qui le soutien du public demeure tout ce qui compte.

Comme une horloge, elle écrit quotidiennement. Mais à l’inverse du sens des aiguilles, elle remonte le temps, emportant ses innombrables lecteurs au sein des familles d’un Québec d’antan. Pour une 50e fois, à 67 ans, elle signe un nouveau roman, Les souvenirs d’Évangeline. Campé dans la première moitié du XXsiècle, il met en scène l’un des personnages fétiches de son public, plus accro à ses écrits qu’à une série Netflix. Sur la couverture, son nom est si massif qu’il en aplatit presque le titre du livre ; pareil à son succès, lui permettant de vivre de sa plume depuis 1994.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

L’écrivaine Louise Tremblay-D’Essiambre dans la pièce où elle aime écrire et regarder sa cour arrière

« C’est impressionnant, je suis fière de moi. C’est un plaisir d’écrire et je suis consciente de ce privilège de pouvoir en vivre. Je ne sais pas si je vais doubler ce chiffre, l’âge va peut-être finir par me rattraper ! », confie-t-elle par visioconférence à La Presse. Son entourage se demande même pourquoi elle acquiesce toujours aux invitations des bibliothèques, librairies ou foyers de personnes âgées : en a-t-elle encore vraiment besoin ? « Ce n’est pas une question de besoin, mais de respect pour ceux qui me lisent », tranche-t-elle. Car, attention, si elle tolère les titillements de la critique, elle n’apprécie guère que son lectorat soit visé, écorné par l’étiquette « populaire » dont sont souvent oblitérées ses pages. De fait, les médias et le milieu littéraire semblent lever le nez sur son succès. De quoi la chagriner ?

« Non, parce que j’ai le public avec moi. Il n’y a sûrement pas 200 000 imbéciles sur Terre. Mais je n’aime pas qu’on critique mon lectorat, qu’on dise que ce sont des ignares qui se contentent de peu », lance celle qui s’estime cataloguée au Québec — davantage qu’en France, où elle est également suivie. Un sentiment d’injustice, alors ? « Oui et non. Un jour, peut-être certains se réveilleront et se diront qu’elle a peut-être mérité… », entame-t-elle, avant de couper court : « Et puis non ! Je m’en fous maintenant, à l’âge que j’ai… » À ses yeux, son trophée majeur n’est pas un titre en particulier, mais plutôt ceux lui avouant qu’elle leur a insufflé le goût de lire. « C’est le plus beau prix littéraire que je peux recevoir », philosophe l’auteure.

Écouter ses personnages

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Louise Tremblay-D’Essiambre

À quoi ressemble donc le quotidien de celle qui, après avoir élevé neuf enfants, peut produire jusqu’à trois romans par année ? Eh bien, elle-même se considère… à la retraite ! Après d’être levée à 4 h des années durant pour s’atteler à ses tâches familiales et littéraires, Louise Tremblay-D’Essiambre s’autorise aujourd’hui quelques « grasses matinées », se levant généralement vers 6 h ou 7 h. Un café noir plus tard, et voilà que le clavier lui sucre sa matinée.

« Je ne calcule pas mon temps, je calcule mes mots », précise celle qui vise de 1200 à 1300 termes par jour (soit l’équivalent de cet article). Elle interrompt l’entrevue : « Attendez, j’enlève mes lunettes, j’en ai besoin seulement quand je travaille. » « Et de quoi d’autre avez-vous besoin pour écrire ? », l’interroge-t-on aussitôt. Une denrée devenue d’or en ces mois de confinement : le silence. À la blague, elle enjoint parfois à son conjoint, occupant la même pièce, de cesser de respirer ! Pour une raison simple ; cela l’empêche « d’écouter » ses personnages.

J’ai vraiment l’impression qu’ils me racontent leur histoire. Je passe pour une folle, mais je m’en fous. J’ai un cinéma dans ma tête.

Louise Tremblay-D’Essiambre, à propos de ses personnages

Et malgré des décennies d’expérience, la peur qu’ils la boudent un de ces matins plane encore sur elle. Puis passe son chemin.

Une fois le quota quotidien de mots atteint, que les personnages ont cessé de caqueter, comment s’occupe-t-elle ? Il reste bien Alexie, sa fille benjamine toujours au logis, mais rien de bien contraignant par rapport à l’agitation révolue de neuf enfants à la maison. Après avoir fait ruminer ses méninges, c’est au tour de ses mains de s’activer, « pour compenser » : cuisine, bricolage, confection de cartes et peinture au chevalet. « J’ai coutume de dire que la peinture a en détente ce que l’écriture a de douloureux », avance celle qui a déjà illustré les couvertures de ses propres romans, ses admirateurs réclamant même un retour à cette pratique, quand un sinistre a ruiné son atelier et interrompu le rituel. Des pieds et des mains, des mains et des pieds : de grandes marches ponctuent aussi ses journées, la conduisant sur les sentiers de l’inspiration.

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La peinture, la cuisine et les grandes marches contrebalancent les matinées passées à cogiter sur ses récits devant son ordinateur.

Des femmes ? Oui, mais pas seulement

Ses récits adulés par un large auditoire ont bien sûr de quoi nous apprendre sur le Québec. « Ça raconte d’où on vient, c’est souvent l’histoire de femmes inconnues, un peu discrètes. Mais si elles n’avaient pas été là, le Québec ne serait pas ce qu’il est », explique l’auteure (elle abhorre le mot autrice, « trop proche d’autruche ! ») qui ne se revendique pas féministe. Mais quand on lui parle de son public essentiellement féminin, comme le clame le communiqué de presse annonçant Les souvenirs d’Évangeline, Louise Tremblay-D’Essiambre met le holà. « Ce n’est pas vrai, ça ! », s’insurge-t-elle contre cette autre étiquette, précisant qu’un quart des messages qu’elle reçoit proviennent de lecteurs masculins. « Souvent, ils sont talonnés par leur épouse, mais finalement, ils se sentent aussi interpellés : ça leur rappelle leur grand-mère, leur mère, des situations familiales déjà vécues. »

À 67 ans, l’écrivaine, même si elle se considère à la retraite, persistera à écrire, comme elle le fait depuis l’âge de 5 ans. Et à lire, bien sûr ; dernièrement, c’est John Grisham et John Irving qui l’ont alimentée. Elle confie admirer Stephen King, dont l’éthique de travail exposée dans Écriture, mémoires d’un métier s’apparente à la sienne. Mais là encore, ne tentez pas de la confiner au rayon « œuvres populaires » : elle s’abreuve aussi de philosophie et de prix Goncourt. Toutefois, son influence majeure restera à jamais son père, un habile conteur qui la tenait en haleine avec des aventures s’étirant sur des mois. « Il arrêtait toujours son histoire sur un point de suspense, et j’avais 24 heures pour imaginer la suite », se souvient-elle.

Aujourd’hui, c’est elle qui tient une partie de la francophonie en haleine. Louise Tremblay-D’Essiambre n’est plus mère de neuf enfants, mais de centaines de milliers de lecteurs qui, inlassablement, en redemandent un peu chaque soir.

IMAGE FOURNIE PAR GUY SAINT-JEAN ÉDITEUR

Dans Les souvenirs d’Évangeline, l’action se déroule entre 1921 et 1940, et précède donc la période de la série Mémoires d’un quartier.

Les souvenirs d’Évangéline
Louise Tremblay-D’Essiambre
Guy Saint-Jean Éditeur
432 pages