Avec Française, Alexandre Jardin tente de se faire autre, « de ne plus être Alexandre Jardin », comme il l’a déjà déclaré, après la parution de son précédent roman, Le roman vrai d’Alexandre, où il révélait, façon qui se voulait « choc », l’écran de fumée qu’il avait érigé pour sublimer son existence depuis les tout premiers écrits qui l’ont fait connaître. Tout ça était un mensonge, disait-il en substance, je suis autre que je n’ai voulu le faire paraître.

Dans ce nouveau roman, il s’érige donc en porte-voix des laissés-pour-compte de la France, au travers de Kelly, héroïne issue des milieux populaires, mais ça sent la récupération à plein nez. Mouvement #metoo, colère noire des gilets jaunes, dédales et absurdités de la machine administrative qui broie les rêves des petites gens, radicalisation islamiste (« Je veux à toute force que Marianne garde le sein nu, qu’elle ne soit pas voilée parce qu’elle est libre ! », lance son personnage dans une de ses envolées mentales), désœuvrement des banlieues excentrées en opposition au Paris superficiel et mesquin (« Comme s’ils avaient décidé, les décideurs de Paris, d’être le Mal », écrit-il), tout y passe, surligné à (très) grands traits. Jardin tire à boulets rouges sur tout ce qui bouge, mais, finalement, n’atteint aucune cible.

D’ailleurs, le livre s’ouvre sur un « Avertissement », signé de la main de l’auteur, et débutant par la phrase : « Ce roman est le premier d’une époque nouvelle. » Jardin veut convaincre de la légitimité de ce roman à grand renfort d’expressions creuses et légèrement pompeuses (« Je n’écris plus pour éviter par l’imagination, j’écris pour me révolter. Et pour contribuer à la lisibilité du monde, au risque de braquer l’oreille publique »), et en soulignant son implication dans diverses causes sociales. C’est pénible, et, même s’il assure vouloir passer du « je au nous populaire » et dire « bye-bye » au « Monsieur Myself », Jardin fait le contraire en se mettant, finalement, de l’avant.

Son personnage principal, Kelly Francœur, 33 ans, veut être « furieusement libre », mais est broyée par un système dément façon Les 12 travaux d’Astérix, dont Jardin surligne à maintes reprises les absurdités, incohérences et vacheries, avec plusieurs cas de figure pas inintéressants, mais qui alourdissent le texte. Ici, Pierrot, le petit copain passager de Kelly qui veut ouvrir un commerce de fleurs à Yvelines, se voit d’abord imposer un veto par un fonctionnaire zélé, car « le plan incliné pour les fauteuils roulants était en fraction de 0,8 degré » et finit par tout perdre finalement à cause d’une cité d’immigration érigée à côté qui rend vite le quartier infréquentable. Là, un préfet perverti et insensible veut faire fermer le « Café des Zèbres » (eh oui !), café communautaire « gisement d’espoir pour les gens-qui-ne-sont-rien ». Et ainsi de suite.

Cela dit, malgré les innombrables démonstrations que fait l’auteur de tout ce qui ne tourne pas rond en France – sans doute, dans plusieurs cas, avec raison –, cette révolte, tournée en bourrique, n’arrive pas à nous atteindre au fil des trois cents et quelque pages de Française, alors que le récit, lui, qui avance à tâtons et sans direction claire, n’est pas très prenant avec sa galerie de personnages aux contours mal dessinés.

« Foudroyée » par « l’impoésie de [sa] vie », Kelly est à la fois effrontée, désabusée, désespérée, complètement fauchée, croqueuse d’hommes, distributrice de « claques » en série et… victime de viol. C’est d’ailleurs ainsi que s’ouvre le roman, alors qu’elle se réveille, après une nuit trop festive, dans sa voiture stationnée dans un parking rouennais, son chien mort sur la banquette arrière, et semble davantage s’inquiéter de son apparence que du traumatisme qu’elle vient de vivre. « Robe en lambeaux, eye-liner dilué, j’étais moite à voir, crasseuse à toucher, si éloignée de mon aspect usuel. On m’avait crevé l’oignon. […] D’ordinaire très pomponnée, je n’étais plus qu’une carcasse nicotinée, un rebut, des sueurs mêlées. »

Dès lors, refusant de s’« étioler dans un rôle de violée », Kelly décide ne pas porter plainte, d’envoyer paître le processus, de toute façon vouée à l’échec, démontrera-t-elle plus tard, statistiques à l’appui. On suivra donc, en parallèle de tous ces apartés sur les défaillances d’un système pourri et d’une société clivée, l’« enquête » que fait Kelly afin de découvrir qui est son violeur, et s’il est le père de l’enfant à qui elle a donné naissance par la suite. Car malgré le sentiment de révolte qui la submerge de plus en plus, l’héroïne ne semble pas plus pressée que cela de découvrir la vérité et de se faire justice, comme elle se le promet au départ.

Loin de faire dans la subtilité, Jardin matraque les stéréotypes, les transformant en clichés. Résultat : ça sonne faux. Ainsi, le journaliste parisien vendu, désabusé et séduisant, nommé Pierre-Esprit Sauvage, explique ainsi son nom « d’origine québécoise » : « je descends de Pierre-Esprit Radisson, un coureur des bois qui explora l’Amérique iroquoise au XVIIsiècle » (!). La sœur de Kelly, Cyndi, fréquente un islamiste qui se radicalise et visite sa famille, vêtue d’un voile ; son autre sœur, Cerise, fait dans la pleine conscience et la méditation, jusqu’à ce qu’elle découvre que Kelly couche avec son mari, le maire Didier – une autre intrigue parallèle à ce roman plus fouillis que fouillé.

En voulant raconter ainsi la « vraie vie », malgré ses prétentions de servir par sa plume « les gens simples privés de vies simples », l’auteur de Fanfan et du Petit sauvage ne fait que ce qu’il a toujours fait, mais sans grand élan poétique : il dessine à gros traits des personnages qui se veulent plus grands que nature, absolus dans leurs actions et leurs prétentions. Mais cette fois, la mayonnaise ne prend tout simplement pas.

★★

Française, d’Alexandre Jardin, Albin Michel, 320 pages