Organisateurs de soirées de stand up, ne cherchez pas à engager Sonia Bélanger, elle n’existe pas. Le canular fait par un bar de Gatineau à l’aide de l’intelligence artificielle pour taquiner les fondatrices de la page Instagram pasdefillesurlepacing a pris des proportions… pas du tout fictives et fait sourciller le milieu de l’humour.

Depuis six semaines, l’établissement Le Troquet, à Gatineau, annonçait sur ses affiches et ses réseaux sociaux la présence d’une certaine Sonia Bélanger parmi le lot d’invités hebdomadaires des Jeudis Julien Dionne et ses ami/e/s. Le visage souriant de la jeune femme, qu’on supposait être un talent de la relève, figurait aux côtés, par exemple, de ceux de Pascal Cameron, de Charles Brunet ou de l’animateur Julien Dionne. Le concept des Jeudis Julien Dionne et ses ami/e/s existe depuis moins d’un an au bar Le Troquet et vise à faire briller des artistes encore inconnus du grand public.

AFFICHE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DES JEUDIS JULIEN DIONNE ET SES AMI/E/S 

Affiche d’une soirée des Jeudis Julien Dionne, évènement humoristique tenu au bar Le Troquet, à Gatineau

Dans la nuit de samedi à dimanche, les administratrices de la page pasdefillesurlepacing, Coralie LaPerrière et Emna Achour, ont été alertées par un ami, qui souhaitait embaucher Sonia Bélanger, que celle-ci n’était que pure création du Troquet. Pasdefillesurlepacing s’emploie à dénoncer l’absence de femmes humoristes dans les soirées et festivals d’humour à travers la province, et à décrier la prédominance masculine (« boys club ») dans le milieu. Le Troquet était l’une des cibles de pasdefillesurlepacing depuis un certain temps, parce qu’aucune femme n’avait été conviée à ses soirées.

PHOTO PHILIPPE LEBOURDAIS, FOURNIE PAR PASDEFILLESURLEPACING

Coralie LaPerrière et Emna Achour, de pasdefillesurlepacing

Joint par La Presse lundi, Éric Gaudreault, propriétaire du Troquet, a défendu sa blague pleinement assumée, lancée dans la sphère virtuelle pour étriver les créatrices de pasdefillesurlepacing. Il a admis que l’image de sa Sonia avait été fabriquée avec la technologie d’intelligence artificielle ChatGPT, dans le but avoué de remettre la monnaie de sa pièce au duo LaPerrière-Achour. Lequel, maintient-il, le montrait du doigt avec des « accusations un peu trop sévères et fausses ».

« Nous, on a répondu en riant dans notre barbe. Elles nous trollaient [narguaient] en sous-entendant qu’on était cinq ou six gars assis en rond, un gros boys club qui faisait tout en son pouvoir pour empêcher les femmes de prendre leur place en humour au Québec. Ça nous chicotait, chaque fois que nos affiches apparaissaient sur leur page. Puisqu’elles véhiculaient de la fausse information, on a trouvé ça drôle d’en véhiculer de la fausse nous aussi, en inventant Sonia Bélanger », explique Éric Gaudreault.

Celui-ci a réfuté avec véhémence les reproches de vouloir flouer sa clientèle. Il soutient avoir toujours travaillé pour favoriser la mixité au sein de ses happenings du rire.

On est du même côté que pasdefillesurlepacing. Est-ce qu’il pourrait y avoir une fille à tous les spectacles ? Est-ce qu’on le voudrait ? Oui. Est-ce qu’on pourrait faire plus d’efforts ? Probablement que oui.

Éric Gaudreault, propriétaire du Troquet

« Mais de notre côté, je n’ai pas de chapeau à porter au niveau de la misogynie et du non-respect des humoristes féminines au Québec », affirme-t-il.

Aurait-il été trop simple d’inviter davantage de femmes dans son bar, au lieu d’en façonner une de toutes pièces ? « S’il n’y avait pas eu de personne générée par l’intelligence artificielle, il n’y aurait pas eu de femme, parce qu’il n’y en avait pas de bookée ces semaines-là », répond tout bonnement Éric Gaudreault.

PHOTO FOURNIE PAR ÉRIC GAUDREAULT

Éric Gaudreault, propriétaire du Troquet

Coralie LaPerrière, de pasdefillesurlepacing, humoriste et militante pour diverses causes et « habituée de brasser de la marde », s’amusait elle aussi, lundi, de la controverse causée par « Sonia ». Reconnaissant que la bande du Troquet a « bien réussi son coup », elle a néanmoins souligné que, « pour beaucoup d’humoristes », la plaisanterie « ne passait pas ».

« Ce n’est pas la première fois que Le Troquet nous nargue, mais on trouve quand même que c’est une blague de mauvais goût. On trouve hypocrite le fait qu’ils savent que ce n’est pas correct de ne pas inviter de femme, et qu’au lieu d’en inviter une, ils en inventent une », expose Coralie LaPerrière.

Un mouvement né au printemps

Le mouvement pasdefillesurlepacing existe officiellement depuis le printemps et s’est manifesté pour la première fois au récent Gala Les Olivier, en mars. Emna Achour, ex-journaliste sportive et humoriste, s’est alors pointée sur le tapis rouge de l’évènement avec une pancarte où l’on pouvait lire : « Pas assez de filles sur vos pacings [programmes] ».

Ça faisait des années qu’on dénonçait qu’il manquait de femmes sur les pacings, que les gars s’engageaient entre eux et n’engageaient pas de femmes. On se faisait souvent dire qu’on exagérait, que ce n’était pas si pire que ça, et que c’était même plus facile pour les femmes.

Coralie LaPerrière, de pasdefillesurlepacing

En guise de preuves, le tandem a commencé à publier sur sa tribune pasdefillesurlepacing les informations recueillies – quelque 150 captures de programmes où n’apparaît aucune femme – ainsi que des captures d’écran de messages haineux reçus pour sensibiliser le public.

Pasdefillesurlepacing a fait jaser en début d’été pour avoir signalé au grand jour que le ComediHa ! Fest-Québec n’avait inclus aucune femme dans son gala du 13 août, animé par Michel Courtemanche. Le président de ComediHa !, Sylvain Parent-Bédard, a répondu être bouleversé.

« Nous sommes sensibles en tant qu’individu et en tant qu’organisation à la diversité et à la représentativité au sein de nos équipes et de nos contenus. Je tiens à vous assurer que nous avons programmé ce gala avec tout le professionnalisme et toute la rigueur que requièrent ce type de projets, en ayant toujours en tête le plus grand équilibre possible », a-t-il détaillé dans une note envoyée à ses employés au moment de cette petite tempête médiatique.

Un gag qui fait sourciller

La rumeur de l’arrivée d’une « fausse nouvelle venue » dans l’industrie a fait sourciller le milieu de l’humour, lundi. Les réactions recueillies par La Presse oscillaient entre moquerie et stupéfaction.

Chez Juste pour rire, le directeur de la programmation, Junior Girardeau, ne voulait surtout pas minimiser la situation. « C’est peut-être maladroit, ce qui a été fait, surtout en ce qui a trait aux soirées d’humour en région, où les humoristes vont roder des numéros. Il faut faire attention. »

C’est délicat de taquiner un mouvement qui sensibilise les gens. Ça n’avait peut-être pas sa place.

Junior Girardeau, directeur de la programmation chez Juste pour rire

PHOTO PHILIPPE LEBOURDAIS, FOURNIE PAR LE BORDEL

Charles Deschamps, du cabaret Le Bordel

Au cabaret Le Bordel, la réflexion sur la place des femmes évolue constamment, fait savoir le fondateur Charles Deschamps, qui discute énormément avec des collègues féminines de son âge comme Maude Landry ou Mélanie Couture pour comprendre leur réalité. « L’idée n’est pas d’avoir une fille par spectacle pour sauver la face, mais de leur offrir un environnement où elles ont du plaisir et se sentent en sécurité, relève Charles Deschamps. Par exemple, Rosalie Vaillancourt m’a fait remarquer, il y a deux ou trois ans, qu’au Bordel, il n’y avait pas de poubelles pour les tampons, puisque les soirées d’humour sont beaucoup fréquentées par des gars. »