L’industrie de l’humour craignait avec l’affaire Mike Ward de voir les artistes « s’autocensurer » et qu’un « tribunal des bonnes blagues » limite la liberté artistique. C’est donc avec satisfaction qu’on accueille la décision de la Cour suprême rendue vendredi en faveur de l’humoriste dans son litige contre Jérémy Gabriel.

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La Cour suprême du Canada, en statuant en faveur de Mike Ward, a prononcé un jugement qui allège les craintes du milieu de l’humour. « C’est une super nouvelle », affirme au bout du fil Patrick Rozon, vice-président aux contenus francophones chez Juste pour rire. « [Un jugement contre Mike Ward] aurait créé une culture de la peur, croit-il. Ça aurait touché la liberté d’expression et de nombreux producteurs ou artistes n’auraient pas osé aller dans certaines zones. On en serait arrivé à de l’autocensure de la part des humoristes. »

L’Association des professionnels de l’industrie de l’humour est « satisfaite de la décision », indique MWalid Hijazi, qui l’a représentée à la Cour d’appel et à la Cour suprême dans ses interventions pour le camp Ward. On s’inquiétait aussi de la « frilosité » qui gagnerait le milieu si un humoriste était sanctionné « pour une blague dans le contexte de son travail ».

S’indigner sans censurer

Il est bien indiqué dans le verdict du plus haut tribunal du pays que les questions du bon goût ou des « préjudices émotionnels » causés par les blagues ne pèsent pas dans le débat juridique opposant la liberté d’expression au droit à la dignité.

« C’est un droit démocratique pour le public d’être offensé », a affirmé Patrick Rozon après le rendu du jugement. « Est-ce qu’il y a un droit de poursuivre à chaque fois que c’est le cas ? »

Louise Richer, directrice générale et fondatrice de l’École nationale de l’humour (ENH), rappelle également en entrevue avec La Presse la distinction entre « droit à l’indignation » et volonté de « museler », lorsqu’il est question d’humour. « Chacun a ses propres filtres et sa propre sensibilité. On ne dit pas aux gens de ne pas réagir, dit-elle. Mais il faut vivre avec une espèce d’élasticité de l’acceptabilité, sinon on tombe dans le musellement, et on ne veut pas ça non plus. Ma crainte, c’est que l’on confonde tout ça et qu’éventuellement, ça mène à quelque chose comme un tribunal des bonnes blagues. » La décision de la Cour suprême met heureusement un frein à cette tendance, constate-t-elle.

Mike Ward ne souhaite pas commenter le verdict auprès des médias, mais il a publié sur les réseaux sociaux vendredi après-midi une vidéo de près de sept minutes revenant sur toute l’affaire. Sur Twitter, il a partagé une publication datant de 2016 de Norm Macdonald, dans laquelle l’humoriste mort récemment prenait fait et cause pour lui. « On l’a fait Norm, on a gagné », a écrit Ward juste après la sortie du jugement en sa faveur. « L’humour a gagné aujourd’hui », a quant à lui tweeté Sugar Sammy, qui n’était pas disponible vendredi pour une entrevue. Plusieurs humoristes approchés par La Presse, dont l’acolyte de Mike Ward, Guy Nantel, ont décliné l’invitation à commenter le verdict de la Cour suprême vendredi.

L’humour déjà balisé

« Je ne pense pas qu’il y ait lieu d’adopter un discours triomphal, car ce sont des choses sensibles, mais c’est un soulagement », affirme Louise Richer. L’impact de la décision inverse sur la liberté d’expression aurait été « une épée de Damoclès sur la création », croit-elle.

Cela ne veut pas dire que le jugement « entérine la non-imputabilité ou l’immunité » pour le métier d’humoriste, tient à préciser Mme Richer. La pratique de l’humour est déjà balisée, de plus en plus même, fait-elle remarquer. « La limite de l’acceptabilité évolue au fil du temps. Des choses qui se faisaient antérieurement ne pourraient plus se faire aujourd’hui et ça témoigne d’une autorégulation en société, dit Louise Richer. Les humoristes ne sont pas sur une autre planète où tout est possible. »

Tous les domaines artistiques le font d’ailleurs et réévaluent constamment les limites de leurs libertés, mais la création vient aussi avec « ses aspects d’ombre, ses aspects provocants » qu’il faut accepter, estime la directrice de l’ENH. « De tout temps, ç’a été une couleur de l’humour », dit-elle.

Une « leçon »

Mike Ward fait dans l’humour corrosif et son public le sait. « Les gens dans la salle ne sont pas offusqués, parce qu’ils aiment ce genre d’humour, dit Patrick Rozon. Mais les artistes humoristes vont avoir appris leur leçon et vont bien mettre en contexte leurs blagues. Il faut faire attention, avec les réseaux sociaux, par exemple, lorsqu’on prend un demi-gag ou un extrait et qu’on le met en ligne. Il y a une portion d’éducation qui est faite avec ce jugement. »

Mira Falardeau, auteure du livre Humour et liberté d’expression, estime que le verdict de vendredi « redonne ses lettres au langage humoristique ». Pour elle, la distinction entre monde du comique et monde du réel est impérative. La question du contexte, que la Cour suprême a soulignée pour justifier son jugement, est essentielle. « Dans l’humour, on est dans le symbole, dans une autre dimension », dit-elle.

« Il était question d’une personnalité publique, ce qui vient avec le risque qu’on rie de nous, ajoute Mme Falardeau. Lorsqu’on rit d’un personnage public, on rit de nous-même aussi. Ça fait partie de la santé d’une société. […] Les humoristes seront soulagés d’avoir la liberté d’amuser librement, alors qu’il y a partout tellement de lourdeur. »