J’étais dans ma robe de chambre de journaliste à la pige, les yeux pochés en train de boire mon café du matin devant mon ordinateur, quand ça a sonné à la porte. C’était un livreur, caché derrière un énorme bouquet de fleurs.

« Vous vous êtes certainement trompé d’adresse, monsieur. »

Mon chum dormait encore, et les fleurs, ce n’est pas son genre, ni le mien d’ailleurs. Mais les fleurs m’étaient vraiment destinées.

De la part de Rachid Badouri.

Nous étions en 2005. J’avais écrit une critique du gala Juste pour rire animé par Louis-José Houde qui avait présenté ce jeune humoriste parfaitement inconnu de tous en affirmant qu’il vivait ses dernières minutes d’anonymat. Ça ne pouvait être plus vrai. Alors que Londres venait de connaître des attentats terroristes, Rachid Badouri est arrivé en disant « je suis Québécois d’origine arabe ». Il y a eu un froid palpable dans la salle. Il a rapidement poursuivi en ajoutant un punch : « Ça te casse un gala, ça ! » Tout le monde a éclaté de rire et… « the rest is history », comme on dit. Le délire, les ovations, les invitations à la télé. J’avais écrit alors : « Louis-José Houde, le chouchou des humoristes, vient de nous offrir un nouveau chouchou. »

C’était pour ça, les fleurs, et 15 ans plus tard, je la ris encore. Je pensais à cette anecdote mercredi soir lors de la première montréalaise du troisième one-man-show de Rachid Badouri, Les fleurs du tapis. Parce qu’il revient dans ce spectacle sur ses débuts fulgurants et son succès monstre qui ont fini par lui monter à la tête. Il est vrai que sa carrière a explosé d’un coup, après des années de vaches maigres. Révélation du festival Juste pour rire en 2005, Découverte de l’année aux Olivier en 2006, des tonnes de billets vendus pour ses deux premiers shows, du cinéma, de la télé, une carrière qui débordait en Europe. Et tout ça sans avoir fait ses classes dans les bars. Il y avait de quoi perdre la tête, mais je me souviens du jeune homme en 2005, qui flottait sur un nuage, que j’avais rapidement interviewé après ce gala pour savoir qui il était. Il m’avait même invitée avec insistance à aller manger chez lui les crêpes berbères de sa mère, qu’il a malheureusement perdue depuis. Je lui avais gentiment expliqué qu’il n’avait pas à faire ça avec les journalistes, qu’il n’avait fait que son boulot, et moi, le mien.

Il avait un immense besoin d’être accepté et d’être aimé, qui a fini par devenir un peu son défaut. Compte tenu de son cocon familial, je me disais alors qu’il était bien entouré pour garder les pieds sur terre. Ça m’a un peu étonnée de l’entendre, dans sa tournée de promotion, faire son mea culpa sur toutes les tribunes, en disant qu’il avait agi pendant quelques années en « trou de cul ». Et puis pas tant que ça finalement, parce que dans le milieu de l’humour, il recevait de plus en plus de pointes de la part de ses collègues, ce qui est toujours un signe.

Mais qui a vraiment la force, si jeune, de traverser un tel tsunami de popularité, sans perdre un peu le contact avec la réalité ?

Dans les 15 dernières années, lorsqu’il m’arrivait de l’interviewer pour un projet, il revenait toujours sur mes premiers articles, encore reconnaissant, comme s’il n’y croyait pas encore. Et c’est plutôt rare, parce que dans ce métier de journaliste, ce qu’on découvre à la longue est que le petit jeune humoriste débutant que tu as devant toi, les yeux brillants, tétanisé ou fébrile parce que c’est sa première entrevue à La Presse, ça se pourrait bien que dans deux ou trois ans, tu doives passer par des supplications à son agent pour avoir droit à 10 petites minutes au téléphone. Ou que tu te retrouves à crier son nom désespérément sur un tapis rouge pour obtenir une petite intervention au micro. Le journalisme rend beaucoup plus humble que le showbizz, disons.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Rachid Badouri sur les planches de l'Olympia, à Montréal

Ce qui m’a cependant frappée dans son nouveau spectacle est lorsqu’il rappelle qu’il a été le premier humoriste « québécois d’origine arabe » à percer au Québec – et ce, en pleine crise des accommodements raisonnables. Ce n’est pas un mince détail quand on y repense, et sa propre mère lui répétait qu’en raison de cela, il avait une grande responsabilité sur les épaules. Une pression qu’un humoriste blanc n’a pas à subir.

Comme Anthony Kavanagh avant lui, une de ses idoles, Rachid Badouri, qui a maintenant 43 ans, a ouvert la voie à une nouvelle génération d’humoristes comme Mehdi Bousaidan, Anas Hassouna, Adib Alkhalidey ou Mariana Mazza. Il s’est passé quelque chose, en dépit de toutes les tensions de notre société, ce que je trouve extraordinaire. Pour paraphraser le titre de son émission de télé, Peut contenir des Rachid, la scène de l’humour québécoise peut aujourd’hui contenir des Arabes.

Et ils la prennent d’assaut, offrant ainsi aux futurs aspirants humoristes des modèles d’ici, plutôt que devoir s’abreuver uniquement de la France.

Mais comme il a été le premier, dans un autre contexte, il a été critiqué un peu comme l’a été Normand Brathwaite en son temps, à qui on a souvent reproché de ne pas être assez engagé envers la communauté noire. Il est vrai que Rachid Badouri a fini par être exaspérant à trop vouloir être consensuel, au risque d’être vide par moments. Au contraire d’un Sugar Sammy beaucoup plus baveux qui n’a pas ménagé le public québécois pour être ce qu’il est aujourd’hui.

À son deuxième one-man-show en 2012, Badouri rechargé, que j’avais aimé, mais sans plus, en fait, je me demandais combien de temps il allait tenir ce personnage de gamin gentil et survolté, allergique aux malaises, encore collé à ses parents. Dans ma critique écrite rapidement à l’heure de tombée, le mot enfant (« enfant chéri, enfant prodige », etc.) revenait trop souvent. Ce nouveau spectacle, Les fleurs du tapis, où il se montre plus raide et plus profond, toujours avec cette gestuelle parfaite et une plasticité étonnante du visage rappelant Michel Courtemanche, mais où on le sent encore avide d’être aimé, est vraiment meilleur. C’est le premier show de la maturité, et il était temps qu’il grandisse.

Qu’il se mouille aussi, ce qu’il fait, surtout dans la première partie quand il parle de l’image des Arabes de façon hilarante, ainsi que des trolls racistes avec lesquels on doit malheureusement vivre.

Parce que sa mère avait raison : son succès est venu et vient encore avec une responsabilité. Celle d’être lui-même en premier. D’ailleurs, je regrette un peu de ne pas avoir goûté à ses fameuses crêpes berbères.