Les drag-queens sont devenues des stars, elles ont leurs émissions de télé, elles lisent même des contes pour les enfants, mais il fut un temps où ces hommes qui créaient des personnages de femmes flamboyantes les incarnaient dans l’ombre, dans des lieux connus d’un petit milieu, où ça jouait bien plus dur qu’à Occupation double. On les appelait des travestis…

On demande souvent à Michel Tremblay ce qu’est devenue Hosanna, poignant personnage de sa dramaturgie qui a vu le jour sur la scène du Théâtre de Quat’Sous le 10 mai 1973 sous les traits de Jean Archambault, dans une mise en scène d’André Brassard. « Je répondais toujours “je ne sais pas, je n’ai pas de ses nouvelles”, explique l’écrivain. Parce que je considérais qu’Hosanna était l’une de mes seules pièces closes, avec une fin. C’était comme si son cas avait été réglé. »

À la mort d’André Brassard le 11 octobre dernier, Michel Tremblay a évoqué un regret de son illustre partenaire de création, qui croyait ne laisser rien de tangible pour la postérité, parce que l’art vivant de la mise en scène ne survit que dans la mémoire des spectateurs. Il n’avait pas tout à fait tort, puisqu’en 1973, j’étais encore aux couches. J’ai découvert Hosanna dans un télé-théâtre à l’adolescence. Ce huis clos intense était joué par René Richard Cyr (Hosanna) et Gildor Roy (Cuirette), qui seront pour toujours dans ma tête les visages de cette pièce qui m’avait renversée.

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Jean Archambault et Gilles Renaud dans la pièce Hosanna présentée au Quat'Sous, en 1973

Hosanna est l’un de mes personnages préférés parmi les quelque 3000 personnages créés par Michel Tremblay dans une vie d’écriture. J’étais tellement heureuse de la retrouver dans La Shéhérazade des pauvres, le nouveau roman de l’écrivain qui ne rate aucune rentrée littéraire – son vingtième en presque 20 ans. Qu’est-elle devenue, des décennies après cette terrible nuit où elle a été brisée par ses camarades qui voulaient se venger de la terrible bitch qu’elle était, lors d’une soirée où elle réalisait son plus grand rêve, c’est-à-dire s’habiller comme Elizabeth Taylor dans le film Cléopâtre ? C’était un piège, car toutes étaient habillées de la même façon, et elles étaient toutes plus belles qu’elle. Pour ajouter à sa blessure, même son amoureux Cuirette était du complot.

Mon dieu que j’ai eu mal pour Hosanna ! Se faire détruire au seul endroit où elle pouvait être elle-même…

Michel Tremblay se souvient que ce n’était pas évident de présenter cette pièce au début des années 1970 et qu’elle a beaucoup changé de sens depuis. « On s’attarde beaucoup plus aujourd’hui sur les rôles sexuels, alors qu’à l’époque, ce qui m’intéressait, c’était le déguisement, le strip-tease psychologique et physique en même temps. Au fur et à mesure qu’Hosanna se psychanalysait, elle enlevait des pelures pour finir par dire “chus t’un homme”. C’était l’époque où le Québec rêvait d’être quelqu’un, de devenir un pays, et je me cherchais l’exemple parfait de quelqu’un qui se trompe. Qui fait le bon choix, mais le mauvais choix de déguisement. À quoi rêve-t-on avant de se connaître ? J’ai trouvé comme exemple quelqu’un qui a un problème d’identité, un coiffeur de la rue Saint-Hubert qui a toujours rêvé d’être une femme, une star, Elizabeth Taylor dans un film sur un mythe égyptien tourné en Espagne et en Afrique. Les couches d’identité étaient pas mal présentes. »

L’abdication d’Hosanna

Dans La Shéhérazade des pauvres, on découvre qu’Hosanna n’est jamais remontée sur une scène et qu’elle est restée avec Cuirette jusqu’à sa mort, du sida. Elle est dans une grande solitude, comme beaucoup d’homosexuels de sa génération, et boit beaucoup trop de gin ; dans une grande précarité aussi parce qu’elle ne peut se payer la marque Bombay. Nullement nostalgique, elle revient sur ces années-là seulement parce qu’un jeune journaliste gai du magazine Fugues veut l’interviewer. La nostalgie est beaucoup plus du côté du jeune homme, qui aurait aimé vivre l’excitation de l’éveil de sa communauté, alors qu’il ne fait même pas la fête avec la pandémie. « C’est quoi, quelqu’un qui abdique complètement ? s’est demandé Michel Tremblay. Pas à la longue, mais d’un coup, à cause d’un très grand choc ? J’ai tout de suite pensé à Hosanna, à qui je n’avais pas repensé depuis presque 50 ans. Malgré tout son courage, sa force et sa résilience, il y avait une chose au monde capable de la tuer, et c’était la trahison. »

Ce faisant, c’est tout un univers disparu qu’Hosanna ravive dans ses rencontres avec le jeune journaliste, qui s’échelonnent sur plusieurs jours, comme Shéhérazade racontait des histoires pour ne pas mourir. On découvre ainsi un épisode de l’histoire culturelle du Québec, quand Guilda, le plus célèbre travesti de l’époque, a fait un spectacle à la Place des Arts (surnommée au début « La place des Autres »), qui fut un immense succès et un moment extraordinaire pour tous les travestis de Montréal. C’était trop d’émotions pour Hosanna, qui est partie après cinq minutes, en se sentant indigne de cette beauté. Car son grand drame, elle le résume ainsi : « chus né cheap pis chus resté cheap ».

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Michel Tremblay

Ce qui est important dans ces personnages-là, c’est le rêve, l’inaccessible étoile. Rêver plus beau que ce qu’on est capable d’être, de faire, ou même de devenir.

Michel Tremblay

Anecdote intéressante, c’est par Hosanna que Michel Tremblay a fait son coming-out officiel… en anglais. En 1975, raconte-t-il, en entrevue avec un journaliste anglophone de Radio-Canada pour la reprise de la pièce, il s’est fait demander : « By the way, are you gay yourself ? » Ce à quoi il a répondu, sans y penser : « By the way, yes I am. » Le lendemain matin, il recevait un appel du journaliste Edward Rémy lui intimant d’aller dire ça en français à l’émission de Réal Giguère, « le Tout le monde en parle de l’époque », rappelle-t-il. « J’avais dit : “La seule chose qui va changer dans votre vie, c’est que vous allez le savoir officiellement.” Et depuis ce temps-là, jamais personne ne m’en a parlé après. On me parle tous les jours de mon cancer que j’ai eu il y a 17 ans, mais jamais de mon homosexualité. »

Il croit que s’il a très bien vécu ces années-là, c’est parce qu’il était dans la bonne « gang », où l’homosexualité allait de soi. À un point tel qu’il a fait croire à André Brassard pendant trois ans, au début de leur amitié, qu’il était straight, seulement pour faire son original ! Mais il se souvient très bien de l’été 1968, année de la création des Belles-Sœurs, quand toutes les « gangs » – celle de Robert Charlebois, celle de Réjean Ducharme et la sienne – ont dit à peu près les mêmes choses en même temps sans s’être concertés. Au fond, c’est la même chose dans le monde d’Hosanna avec le show de Guilda. « Comme si le presto avait décollé pour tout un milieu, comme si les homosexuels avaient dit “advienne que pourra, on y va, on fonce”. »

Le temps file et on n’arrête pas de jaser, si bien que j’ai l’impression d’être comme le jeune journaliste du roman. Moi aussi, j’aurais bien voulu connaître ce temps-là, qu’Hosanna et Michel Tremblay racontent à merveille.

La Shéhérazade des pauvres

La Shéhérazade des pauvres

Leméac/Actes Sud

150 pages