Un écrivain français arrive dans un restaurant bondé et demande à un critique s’il peut s’asseoir à sa table. Le critique, qui mange une douzaine d’huîtres, lui dit : « Désolé, mais je dîne toujours seul. » L’écrivain lui répond : « Comment osez-vous me dire ça alors que vous êtes treize à table ? »

Oui, l’écrivain traite le critique de mollusque. L’ironie, c’est que l’écrivain, Jules Barbey d’Aurevilly, dandy polémiste, est aussi critique littéraire. Journaliste et artiste, comme tant d’autres avant et après lui. Le talent de l’auteur des Diaboliques a été salué au XIXe siècle par son contemporain Baudelaire. Mais il était détesté par Hugo, Zola et Flaubert. Pour une raison bien ordinaire : il avait critiqué leurs romans. Durement.

« Personne ne rêve, enfant, de devenir critique », écrivait cette semaine sur Facebook une actrice que j’apprécie beaucoup. Je lui ai répondu que, aussi absurde que cela puisse paraître à un artiste, j’ai toujours voulu être critique. J’ai fondé un journal en cinquième année du primaire qui s’appelait Presse Primaire, dans lequel j’écrivais déjà sur la culture.

Je n’aurais pas voulu être un artiste, contrairement à ce que chantait Claude Dubois dans mon enfance. Cela fait-il de moi un raté sympathique, comme le prétendait Robert Charlebois avant même ma naissance ? Certains me répondront qu’ils ne me trouvent pas sympathique…

Cette semaine, sur la même page Facebook, une autre actrice que j’apprécie beaucoup s’est désolée que les œuvres critiquées par La Presse soient désormais évaluées sur une échelle de 1 à 10 plutôt que sur une échelle d’une à cinq étoiles. Son commentaire a beaucoup fait réagir, favorablement, comédiens, dramaturges et metteurs en scène.

J’ai osé me faire l’avocat du diable en rappelant qu’une note de 8 sur 10 était équivalente, d’un strict point de vue mathématique, à une cote de 4 étoiles sur 5. Et j’ai osé ajouter que les évaluations par cotes sont largement répandues depuis des décennies, au Québec comme aux États-Unis et en Europe, du Devoir au Guardian en passant par le site critique de référence en musique, Pitchfork, qui note les albums sur 10, à la décimale près.

Certains ont réagi vivement, à l’instar de René Richard Cyr dans nos pages Débats. Le metteur en scène trouve « dommage et déplorable que l’on quantifie d’une manière aussi infantilisante les travaux de création », alors que dans les écoles primaires, on tend davantage à évaluer les élèves avec des lettres qu’avec des notes. J’ai compris que je sous-estimais les traumatismes pour certains du système scolaire et l’impression des artistes d’être davantage jugés en se voyant attribuer un chiffre plutôt qu’une étoile.

Ce qui m’a étonné, ce n’est évidemment pas que les artistes n’aiment pas les cotes, les notes et les palmarès. Ce qui m’a étonné, c’est de constater que mon métier est toujours aussi incompris et méprisé par certains artistes. Au micro de Paul Arcand au 98,5 FM, jeudi matin, René Richard Cyr, un peu moins diplomate, a qualifié de « critiques d’humeur » le travail de mes confrères et consœurs, plus enclins à parler du « décor beige » que de l’essence d’une pièce comme Le fils, qu’il a mise en scène.

« Idéalement, il ne faudrait pas lire La Presse », disait un intervenant sur la page Facebook dont je parlais en début de chronique. Son commentaire a été apprécié par des comédiens et au moins un metteur en scène (qui n’est pas René Richard Cyr). « On ne veut pas des notes, mais un compte rendu ou une impression de l’œuvre, afin de susciter l’intérêt des lecteurs à aller voir la pièce en salle », écrivait un comédien, qui anime en plus une émission culturelle.

Voilà qui résume un grand malentendu sur la nature du travail du critique. Ce travail, ce n’est pas de susciter l’intérêt des lecteurs à aller voir une pièce, un spectacle, un concert ou un film. Il y a des attachés de presse et des agents de promotion pour ça. Mon travail, lorsque je fais de la critique, c’est d’analyser une œuvre, avec mon bagage et mon esprit critique, de la manière la plus honnête et franche possible.

Je n’écris pas de critiques pour les artistes. Même s’ils ont sans doute rencontré des épreuves, surmonté des obstacles, dû faire des compromis dans leur long processus de création. J’écris pour le lecteur, qui mérite davantage de ma part qu’un publireportage et qui est guidé, oui, par les mots, mais aussi par la convention universelle qu’est la cote étoilée ou chiffrée.

Parfois, oui, je suis dur. Parce que contrairement à ce que laissent entendre les publicités et les communiqués de presse, tout n’est pas toujours formidable et extraordinaire. Les artistes sont lucides et ils le savent. Je ne connais du reste pas un journaliste qui est plus critique du travail d’un artiste… qu’un autre artiste.

Personne n’aime être critiqué. Mais comme le disait Beaumarchais : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. » Les artistes ne sont pas des élèves du primaire qu’il faut préserver de l’impact d’un échec.

Ce qui serait « infantilisant », comme le prétend René Richard Cyr à propos de la note sur 10, ce serait d’accoler une étoile dans le cahier Canada d’un artiste pour l’effort soutenu et le bel enthousiasme dans sa participation.

Les cotes sont un élément parmi tant d’autres qui permettent de confronter différents points de vue sur une œuvre. La discussion sur l’art est indissociable de l’art. Si une pièce ne fait jamais l’objet de critiques et n’existe que dans le souvenir des spectateurs, le théâtre y perd-il au change ? Je crois que oui. Le bouche-à-oreille peut remplir une salle. Mais c’est le discours critique sur l’art qui permet à une œuvre d’exister dans le temps et de s’inscrire dans son époque et dans l’histoire.

Je parlais justement cette semaine avec mon amie et consœur du Devoir Manon Dumais, à l’émission d’Émilie Perreault à la radio de Radio-Canada, des films réalisés par des Québécoises qui devraient gravir les échelons des fameuses cotes de Mediafilm jusqu’au 2 (remarquable). Mediafilm attribue des notes sur une échelle de 1 à 7… depuis 1968. Les artistes ont eu le temps de s’y faire.

Je ne suis pas dupe. Certains artistes continueront de me traiter de mollusque, de parasite ou de sangsue. Ils sont allergiques à la guêpe que je suis. Je pique parfois, mais qu’ils le veuillent ou non, je fais partie de leur écosystème.