À quoi pensent les milliardaires ? Jusqu’où sont-ils prêts à remettre en question leurs privilèges ? Quelle influence leur pouvoir a-t-il sur le tissu social ? Avec Que notre joie demeure, son troisième roman très attendu, Kevin Lambert surprend encore une fois en changeant de registre… et en cassant le party des ultrariches. Magistral.

Kevin Lambert me reçoit dans son vieil appartement de La Petite-Patrie, qui possède des arches et dont les murs sont en stucco, un style qui avait la cote il y a longtemps. C’est en observant l’embourgeoisement dans son quartier qu’est née l’idée de Que notre joie demeure, ce qui nous fait parler de nos amis victimes d’évictions.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Kevin Lambert dans son appartement de La Petite-Patrie

L’histoire se déroule dans l’univers de l’architecture, autour de la figure dominante de l’architecte montréalaise (fictive) Céline Wachowski, célébrée partout dans le monde, mais qui n’est pas prophète en son pays.

Ce troisième roman est très différent de ses deux premiers, et ceux qui avaient envie de l’étiqueter « sulfureux » ou écrivain « queer » seront étonnés, car le style est plus sobre. Mais l’injustice, un de ses thèmes de prédilection, est toujours là. « Je ne me sentais pas obligé d’écrire de la même façon », me dit-il pendant qu’on se promène dans son quartier et qu’il me montre des exemples d’embourgeoisement, notamment le 305, rue de Bellechasse, bel immeuble en pleine rénovation, où sont situés les bureaux des Ateliers C/W dirigés par Céline Wachowski dans le roman.

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Kevin Lambert devant le 305, rue de Bellechasse, dont la survie comme lieu de création est menacée par son acquisition par des promoteurs immobiliers.

Que notre joie demeure est probablement l’un des plus beaux hommages à la regrettée Marie-Claire Blais que j’ai pu lire de la part d’un jeune auteur. Ce n’est pas si courant dans la littérature québécoise, ce dialogue entre écrivains de générations différentes. Kevin Lambert affirme que la lecture du grand cycle Soifs a littéralement changé sa vie. Non seulement une citation de Blais au début donne le titre au roman, mais deux grandes scènes de fête avec de multiples personnages rappellent l’immense fresque de l’écrivaine.

« J’ai rarement eu des expériences littéraires aussi intenses, dit-il à propos de l’œuvre de Blais. Cette manière-là qu’elle a de passer dans les pensées de différents personnages et aussi la générosité avec laquelle elle le fait. Car les clochards comme les grands bourgeois ont des pensées profondes sur le monde, chacun a droit à la parole. Il y a une critique des inégalités, mais qui passe par une radicale égalité des êtres humains à la base. Pour moi, Soifs est un chef-d’œuvre de la littérature. »

Il partage d’ailleurs avec Marie-Claire Blais une entrée spectaculaire sur la scène médiatique. En seulement deux romans, Tu aimeras ce que tu as tué et Querelle de Roberval, Kevin Lambert s’est imposé au Québec et en France, où il a été finaliste pour les prix Médicis et Wepler, en plus de remporter le prix Sade en 2019. Il prépare la sortie française de Que notre joie demeure pour 2023.

Menace sur la fête

La littérature québécoise aime beaucoup les marginaux et les laissés-pour-compte – Lambert aussi, dans ses deux premiers romans. Peu d’écrivains d’ici osent aborder la haute bourgeoisie, comme l’avait fait par exemple Françoise Loranger, alors que c’est un terreau fertile. En lisant Que notre joie demeure, j’ai pensé à Chez les heureux du monde d’Edith Wharton. « Je me suis beaucoup inspiré de cette littérature-là, de Virginia Woolf, qui est une inspiration de Marie-Claire Blais, et des films de James Ivory [A Room with a View] qui représentent l’aristocratie. »

Kevin Lambert estime que chez le commun des mortels que nous sommes, les luttes sont intestines, alors qu’on oublie trop ceux qui nous dominent. « Ce sont des gens qu’on ne voit pas souvent, ils tiennent à l’invisibilité, c’est pourquoi ils mettent de grandes grilles à l’entrée de leurs terrains pour qu’on ne les voie pas, justement. » Et selon lui, ces inégalités qui se creusent constituent un grave problème de société, aussi urgent que la crise climatique.

« Avec tout l’argent qu’ont les gens au top de la pyramide, on pourrait régler tellement de problèmes sociaux, faire tellement de changements. Personne ne devrait avoir autant d’argent. »

J’ai des positions vraiment radicales là-dessus. Je pense qu’il faut déposséder ces gens-là, confisquer leur fortune. Ça ne devrait pas exister et je crois qu’on va en entendre parler de plus en plus dans les médias, car c’est un enjeu majeur. Beaucoup d’économistes ou de sociologues se penchent là-dessus, par exemple Thomas Piketty, Alain Deneault ou les Pinçon-Charlot.

Kevin Lambert

S’il dénonce la classe sociale des super nantis, Kevin Lambert ne voyait pas, comme écrivain, l’intérêt d’écrire un roman en étant seulement contre. C’est pourquoi il a créé avec Céline Wachowski un personnage auquel il pouvait s’identifier. Il dépeint ainsi le milieu des riches par le prisme de l’art et de l’architecture qui façonnent nos villes, nos comportements et nos goûts, par des projets qui impliquent la politique, les fonds publics et les rapports de pouvoir.

Céline Wachowski, que tout le monde admire et s’arrache, verra son étoile pâlir à cause d’un article dévastateur du New Yorker, au moment où elle s’apprête à offrir à Montréal un projet d’envergure. Elle qui s’est toujours vue comme une bâtisseuse et une personne de gauche se voit attaquée par des manifestants – elle se console en lisant Proust et en fomentant sa revanche. « C’est quelqu’un qui est conscient du côté chic que peut avoir la gauche radicale, explique-t-il. Mais ce n’est pas une marxiste, clairement. C’est parce qu’elle se considère de gauche qu’il est aussi difficile pour elle de comprendre les critiques qu’on lui fait. »

  • Les lieux près de chez Kevin Lambert qui l’ont inspiré dans l’écriture de son nouveau roman.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Les lieux près de chez Kevin Lambert qui l’ont inspiré dans l’écriture de son nouveau roman.

  • Les lieux près de chez Kevin Lambert qui l’ont inspiré dans l’écriture de son nouveau roman.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Les lieux près de chez Kevin Lambert qui l’ont inspiré dans l’écriture de son nouveau roman.

  • Le campus MIL

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    Le campus MIL

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Toute la force du roman, qui contient un réel suspense, repose sur l’ambiguïté, car Céline inspire autant la compassion que l’exaspération. Il y a là-dedans des diatribes incroyables sur le Québec ploutocrate, pense-petit et sans vision, et tous les arguments possibles de la méritocratie sont lancés. On est parfois d’accord avec Céline et, à d’autres moments, on la trouve cruelle et complètement déconnectée du monde réel. C’est dire à quel point le capitalisme trouble notre pensée et combien Kevin Lambert a du talent.

« Ce qu’on demande souvent à ces gens-là, c’est de remettre en question leurs privilèges, précise l’écrivain. Et je me demandais, en écrivant, s’il y a des limites à ce qu’un individu puisse aller dans une remise en question de ses privilèges qui l’ont placé au-dessus du monde et de ce qu’il a construit. Souvent, je trouve que dans ces parcours de réussite personnelle, les gens très riches et très privilégiés effacent ce qui vient de la société dans leur réussite. Ils ne voient pas toujours la relation d’interdépendance dans laquelle ils sont, ils pensent que ce sont juste les autres qui dépendent d’eux, parce qu’ils ont beaucoup d’argent, alors que très souvent, ils reçoivent beaucoup de subventions et ils ont étudié dans des universités financées par l’État. »

Au fond, ça ne prend pas grand-chose pour déstabiliser une élite qui croit mériter sa position : la simple contestation de cette position est une menace. Et dans un monde où les tensions sont de plus en plus exacerbées par les inégalités qui atteignent un niveau d’indécence jamais vu, la joie est devenue quelque chose de fragile, contaminée par l’inquiétude. La fin de la fête ne semble jamais loin.

Kevin Lambert me rappelle qu’il y avait toujours une menace qui planait dans les fêtes des romans de Marie-Claire Blais. « Les sociologues comme Pinçon-Charlot ont dit que si dans les pays du tiers monde, les riches mettent des murailles et des gardiens armés autour de leurs maisons, il y a en Europe le même système de défense autour de la richesse, sauf qu’il est symbolique. C’est notre système de valeurs qui construit les classes sociales, ce qu’on associe au beau, au bon goût, qui sert de muraille entre les riches et les pauvres. Je pense que les riches ont raison d’avoir peur aujourd’hui. »

Que notre joie demeure

Que notre joie demeure

Héliotrope

380 pages
En librairie le 7 septembre