« Quel genre de vie il faut avoir vécu pour que les gens ne croient pas à ta mort ? »

C’est la question que pose India Desjardins au début de son émission balado Tomber : Michel Brûlé offerte sur la plateforme OHdio de Radio-Canada. L’auteure de la série à succès Le journal d’Aurélie Laflamme a consacré la dernière année à ce projet et mené des dizaines d’entrevues pour arriver à cette balado fascinante de six épisodes qui fait en quelque sorte l’autopsie de sa relation avec celui qui fut son éditeur : Michel Brûlé.

C’est la première fois qu’elle ose en parler publiquement. « Explorer la vie de Michel Brûlé est devenu un prétexte pour analyser une situation qui soulève pour moi des questions de société qui m’intéressent, dit-elle. Les abus de pouvoir, par exemple. »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Brûlé est mort en mai 2021 au Brésil.

L’émission balado Tomber sort un an pile après la mort, dans un accident de vélo au Brésil, de l’éditeur Michel Brûlé, fondateur de la maison Les Intouchables. En octobre 2020, il avait été reconnu coupable d’agression sexuelle au terme d’un procès. Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) avait demandé des preuves formelles du décès, ce qui fut fait avec l’aide d’agents d’Interpol, pour qu’il y ait un arrêt du processus judiciaire.

Il s’agissait du point final bizarre d’une vie pour le moins rocambolesque.

Lorsque j’ai appris la nouvelle de sa mort, l’une des premières personnes à qui j’ai écrit est India Desjardins. C’est un peu dans nos échanges que j’ai vu naître son projet de balado. Elle était la mieux placée pour parler de Michel Brûlé en profondeur.

Pourquoi ? En 2013, j’avais couvert les Rencontres québécoises en Haïti organisées par Rodney Saint-Éloi, où une vingtaine d’écrivains québécois avaient fait le voyage à Port-au-Prince. Parmi eux, India Desjardins. Au cours de ce voyage, India m’avait confié vivre des choses très difficiles avec son éditeur Michel Brûlé. Ce qu’elle me racontait relevait selon moi du harcèlement. J’étais prête à écrire un article sur sa situation. Mais elle n’était pas prête, et j’ai respecté son silence.

Près de 10 ans plus tard, j’ai compris pourquoi en écoutant sa balado. Elle avait trop peur de Michel Brûlé.

« Selon les normes et pratiques journalistiques, toi ou un autre journaliste auriez été obligés d’avoir son point de vue, et il aurait été extrêmement dur envers moi, explique-t-elle. Des gens l’auraient cru, je me serais retrouvée dans une bataille publique. Je ne pense pas que j’aurais été gagnante. Il me jouait dans la tête, il mentait, il inventait des choses, c’était difficile à vivre. En Haïti, j’étais déjà au bout du rouleau. Et après ça, il y a eu l’arbitrage, et ça m’a complètement mise à terre. »

La bataille pour Aurélie

Dans Tomber : Michel Brûlé, on sent qu’India Desjardins veut valider ses impressions auprès de plusieurs spécialistes psychologue, juge, avocat et de gens qui ont connu Michel Brûlé notamment Bryan Perro, Ghislain Taschereau et MC Gilles –, en plus de donner la parole à Jill Côté, qui a déposé contre lui la plainte pour agression sexuelle. India Desjardins veut comprendre ce qui lui est arrivé, et son émission n’est pas une démolition ou une vengeance. Elle veut amener le débat ailleurs que sur son cas précis. Si bien que c’est un portrait instructif et nuancé des rapports de pouvoir dans le monde de l’édition qu’on découvre.

« Je voulais montrer que ce n’est pas tout noir ou tout blanc, explique-t-elle. Il y a des gens qui l’aiment encore, dont sa famille, à qui [la balado] va faire de la peine, et il y a des gens qui souffrent encore de ses comportements. Tu ne peux pas faire une émission comme ça sans écorcher une personne ou une autre. Mon but n’est pas de frapper sur une personne qui est décédée. J’ai fait la paix avec ma colère par rapport à ce qui s’est passé, et je suis capable maintenant d’avoir de l’affection pour les belles choses qu’il y a eu aussi. »

India Desjardins raconte très bien toute la complexité de cette relation. D’abord, elle n’a jamais vécu d’agression de nature sexuelle de la part de Michel Brûlé, le premier éditeur qui a cru en elle comme auteure alors que tout le monde avait refusé son manuscrit.

Ma collègue Nathalie Petrowski avait d’ailleurs décrit la maison d’édition Les Intouchables comme « l’Accueil Bonneau » des auteurs à qui on fermait les portes.

Michel Brûlé n’a pas hésité à investir dans des séries jeunesse qui ont connu un succès monstre, comme Le Journal d’Aurélie Laflamme et Amos Daragon. Des millions d’exemplaires vendus. Des locomotives. Quand India Desjardins et Bryan Perro ont retiré leurs billes des Intouchables, ils ont réveillé la bête, j’ai l’impression. « Oui, parce que quand on a enlevé nos livres, on a enlevé ses plus gros revenus, note India Desjardins. Et ce qui lui donnait du pouvoir était ses revenus. »

Elle rappelle que le jeune Michel Brûlé, très à gauche au début de sa carrière, a bousculé et dérangé le milieu littéraire avec ses méthodes qui donnaient des résultats. Sans oublier beaucoup de projets parfois avant-gardistes, parfois étranges. Comme son film Caido, qui signifie « tombé » en espagnol…

En fait, India Desjardins s’entendait plutôt bien avec son éditeur jusqu’à son litige, et on comprend qu’elle se sent encore redevable à Michel Brûlé, comme Bryan Perro. Les deux ont l’impression d’avoir contribué à son succès, mais aussi à sa chute, selon ce qu’on entend dans la balado.

Tout a commencé à déraper avec Michel Brûlé pour India Desjardins lorsqu’elle a voulu arrêter sa série des Aurélie Laflamme après huit tomes, comme elle l’avait prévu, car c’était son choix artistique depuis le début.

« J’ai l’impression que Michel acceptait mal les refus. Dans le fond, tant que tu disais oui, il pouvait te donner la lune. Mais quand tu disais non, c’est comme s’il ne l’acceptait pas. Le consentement, cela ne concerne pas seulement les agressions sexuelles. Mettre ses limites, donner son consentement, c’est dans plein de domaines. »

L’auteure a voulu récupérer les droits d’Aurélie Laflamme en arbitrage. Elle a reçu des tonnes de courriels d’insultes et de menaces de la part de Michel Brûlé, qui était convaincu qu’elle organisait un complot contre lui. « Quand j’ai commencé à me battre, il a arrêté de me payer. Sous contrat, c’est lui qui a le chèque de paye. J’ai été obligée de piger dans mes REER et ça m’a coûté vraiment cher pour récupérer Aurélie. Je suis fière de m’être battue, parce que ce personnage-là est important pour moi, il y a des jeunes qui m’écrivent encore tous les jours. En arbitrage, je n’ai pas obtenu tout ce que j’aurais souhaité, mais ça m’a permis de ne plus avoir de contact avec lui. Sauf que j’avais tout le temps peur de le croiser dans les salons du livre ou d’autres évènements. J’avais vraiment peur. J’ai même dit à des amies que, s’il m’arrivait quelque chose, il fallait raconter ce qui se passait avec Michel Brûlé… »

Peu importe les retombées de cette émission, elle a déjà transformé quelqu’un : India Desjardins. « Je ne suis plus la même personne depuis. Quand je l’ai commencé, j’avais de la peur, du ressentiment, des préjugés, et pas juste envers Michel, mais envers le système de justice. J’avais une méconnaissance de certains enjeux. Ce projet m’a permis d’acquérir des connaissances et d’avoir plus de rationalité. De mettre des mots sur des choses que j’ai vécues, ça m’a permis de les comprendre et de les traverser aussi. L’information et la connaissance, ça t’apporte des armes. C’est ça que je suis allée chercher. »

Tomber : Michel Brûlé, une balado d’India Desjardins, en ligne sur OHdio le mardi 31 mai.

Consultez la page de la balado

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

India Desjardins « souhaite que la loi 35 soit adoptée avant la fin de la session parlementaire ».

L’urgence du projet de loi 35

India Desjardins veut que son expérience serve à quelque chose de plus grand qu’elle. Forte de sa notoriété et de son succès, elle veut aider les autres auteurs en soutenant l’adoption du projet de loi 35 qui vise à modifier les lois sur le statut de l’artiste pour entre autres que les écrivains aient de meilleures conditions de travail et de meilleurs contrats avec les éditeurs, notamment avec un droit à la négociation collective. Alors qu’elle nous prépare un film pour Noël, India Desjardins ne comprend pas pourquoi elle a de meilleures conditions comme scénariste que comme autrice. « Pour moi, la loi 35 est une urgence, dit-elle. Les auteurs ne sont pas protégés s’ils vivent un conflit de travail. Quand ça va bien, il n’y a pas de problème, mais quand ça va mal, ça va vraiment mal. »

India Desjardins tient à souligner qu’il y a surtout de bons éditeurs, qu’il n’y a pas de complot ou d’omerta, mais estime que le statu quo par rapport aux droits des écrivains doit cesser. « L’industrie du livre est basée sur le produit de quelqu’un qu’on paye au rendement, alors que la plupart des gens qui sont dans cette industrie sont payés pour leur travail. »

Elle entend souvent que l’éditeur prend le risque financier et l’auteur, le risque créatif. « C’est comme si on nous disait que c’est un privilège de publier, comme si on attendait que les écrivains soient dans un état de reconnaissance. Mais tout le monde dans la chaîne est payé, sauf les auteurs, qui sont à la base de toute la chaîne. En fait, on peut dire que les auteurs sont payés avec 10 % des ventes, mais dans un monde où les ventes d’un best-seller sont en moyenne de 2000 à 5000 exemplaires, faites le calcul. La mort de François Blais m’a beaucoup fait réfléchir à ça. On parle d’un auteur qui était talentueux, qui ne pouvait pas vivre de sa plume, qui était concierge la nuit. Je trouve que la réflexion sur ce milieu-là est importante et urgente », dit-elle.

« Je souhaite que la loi 35 soit adoptée avant la fin de la session parlementaire le 10 juin, poursuit-elle, parce que sinon, ça va être encore repoussé. Cette loi va permettre d’amener les choses en 2022. J’espère que mon émission balado démontrera qu’on est dans une situation de déséquilibre de pouvoirs et que lorsqu’on vit un conflit, on est tout seul. »