En 2003, Facebook et Twitter n’existaient pas encore, mais comme 1 milliard d’internautes, j’ai partagé la vidéo intitulée Star Wars Kid avec mes amis. On y voyait un adolescent maladroit manier passionnément un semblant d’épée laser en trébuchant un peu partout dans un petit studio. Je trouvais ça hilarant et adorable, parce que tous les enfants de ma génération ont fait la même chose en jouant à Star Wars.

Mais en 2003, nous ne savions pas encore ce qu’était la viralité. Ce que j’ai partagé par courriel n’était même pas la vidéo originale, mais l’une de ses nombreuses mutations, avec musique et effets spéciaux. Ce n’est qu’après que nous avons appris le nom de ce garçon, qui a marqué bien malgré lui l’histoire du web : Ghyslain Raza, élève de 3secondaire du Séminaire de Trois-Rivières. Il avait enregistré ça tout seul un soir à l’école pour une activité scolaire. Quelqu’un est tombé sur la cassette et des élèves ont publié l’extrait sur le web. La suite est hors de contrôle, car il s’agit de l’une des vidéos virales les plus vues sur la planète.

PHOTO FOURNIE PAR L’ONF

Ghyslain Raza

Presque 20 ans plus tard, Ghyslain Raza a accepté de participer au documentaire Dans l’ombre du Star Wars Kid qui sera présenté le 30 mars à Télé-Québec. Et s’il décide de sortir de l’ombre aujourd’hui, c’est pour faire œuvre utile, m’explique le réalisateur Mathieu Fournier.

Depuis cette mésaventure en 2003 qui aurait pu le détruire, Ghyslain Raza n’avait accordé qu’une entrevue au journaliste Jonathan Trudel, coscénariste du film, pour le magazine L’actualité il y a une dizaine d’années. C’est là qu’est né le projet d’un documentaire dans la tête de Mathieu Fournier. « Cette vidéo était un peu comme un oracle qui prédisait ce qui allait arriver avec le web », explique-t-il.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Mathieu Fournier, réalisateur

À partir de la curiosité pour un phénomène, le projet s’est transformé. Aider Ghyslain à se réapproprier cette histoire est devenu beaucoup plus important.

Mathieu Fournier, réalisateur

Ghyslain Raza n’a jamais voulu monnayer cette célébrité soudaine et non désirée, ce qui en a étonné plusieurs. Quitte à passer un sale moment, pourquoi n’en profitait-il pas ? Il aurait pu faire les festivals, signer des autographes ou vendre des t-shirts – en 2003, il y a même eu une pétition pour qu’il apparaisse dans l’épisode III de Star Wars, La revanche des Sith –, mais au lieu de ça, Ghyslain Raza s’est fait invisible et a évité les médias. Sa famille a poursuivi les jeunes qui ont mis la vidéo sur le web sans son consentement. Il y a eu une entente à l’amiable et on n’a plus entendu parler de lui jusqu’à son entrevue dans L’actualité. Et maintenant ce documentaire, où l’on découvre qu’il est devenu un homme en train de terminer son doctorat en droit, et très philosophe sur ce qui lui est arrivé. Il a refusé de se laisser définir par cet épisode : une vidéo de moins de deux minutes qui a excité le monde, un véritable fantasme d’influenceur aujourd’hui.

Tout de même, imaginez aller à l’école le lendemain d’un buzz planétaire au début des années 2000, quand tout ça n’existait pas vraiment encore. Et sans votre consentement.

On apprend en plus dans le film qu’il n’était même pas un vrai fan de Star Wars ! Depuis 20 ans, j’étais pourtant persuadée du contraire, et c’est probablement pour ça que la vidéo a été tellement partagée : tous les amateurs de Star Wars se sont reconnus dans la passion de ce jeune ado, quand bien même malhabile. En fait, surtout parce qu’elle était malhabile. « Nous sommes tous en quelque sorte des Star Wars Kids », note Mathieu Fournier. Finalement, nous découvrons dans ce documentaire que notre réaction à cette vidéo en dit beaucoup plus sur nous que sur Ghyslain Raza, qui n’a été au fond que le « patient zéro » du phénomène viral à ses balbutiements. L’un des premiers à devenir un mème se multipliant à l’infini et à entrer brutalement dans la culture populaire, car il a été repris un peu partout à la télé, notamment dans South Park et Arrested Development.

Tous les spécialistes s’accordent sur ce point : la vidéo du Star Wars Kid a jeté des bases pour comprendre les comportements des internautes qui sont, comme on le sait aujourd’hui, une mine d’or pour les entreprises qui collectent nos données.

Au cœur du film, il y a la rencontre entre Ghyslain Raza et le blogueur américain Andy Baio, celui qui a baptisé la vidéo Star Wars Kid et dopé sa popularité. On sent que le gars a vraiment des remords et qu’il n’avait pas prévu un tel impact. « Il a accepté de participer au documentaire uniquement parce que Ghyslain faisait partie du projet, raconte Mathieu Fournier. J’ai compris que la plus éclatante des démonstrations sur l’empathie était de mettre l’accent sur des rencontres comme avec Andy Baio. Les protagonistes de cette histoire, qui a marqué son époque, sont encore vivants et capables de se parler. Ghyslain a fait preuve d’empathie, car il n’était pas là pour rentrer dans Andy, et Andy a fait preuve de courage en étant présent. Je trouvais ça plus important que de mettre de l’avant un autre expert. »

Ghyslain Raza est quand même un expert, je trouve, quand il répond aux questions des élèves dans une classe. Eux, ils sont nés avec ça ; une vidéo virale en chasse une autre. Mais ce qui lui est arrivé en 2003 est hors du commun, un peu comme s’il avait été le premier à mettre le pied sur une planète inconnue, sans jamais l’avoir voulu. Il peut d’un point de vue unique parler des débuts de ce Nouveau Monde virtuel qui ne s’est pas seulement construit sur le meilleur de l’esprit humain. Il peut surtout leur dire qu’on peut y survivre. « Ce qu’on voulait montrer, c’est le gars qu’il est devenu, pas l’ado qui s’est filmé un soir, souligne Mathieu Fournier. Je pense qu’un déclencheur pour lui était le fait que son histoire avait encore une résonance aujourd’hui. Il a voulu aller sur la place publique et apporter de nouvelles idées. Pour qu’on réfléchisse à ce qui lui est arrivé et que ça donne quelque chose, au bout du compte. »

Dans l’ombre du Star Wars Kid, le mercredi 30 mars à 20 h sur Télé-Québec. Le documentaire sera offert à partir du 31 mars sur le site ONF.ca.