En 2006, on ne parlait que du roman Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, qui a remporté le prix Goncourt. Une lecture difficile, très documentée, où nous étions dans la tête d’un officier SS fictif qui écrit ses mémoires en justifiant ses choix et ses actions. Je me souviens avoir eu une discussion enflammée avec une amie choquée par le roman, et persuadée qu’elle aurait été du bon côté de l’histoire pendant la Seconde Guerre mondiale.

« Comment peux-tu en être si certaine quand des millions de sympathisants ont approuvé Hitler ? »

Plus de 75 ans après la fin de cette guerre, il est si facile de s’imaginer en résistant, en opposant au régime nazi et en sauveur de Juifs. Si être du bon côté de l’histoire et des héros était une telle évidence, il n’y aurait tout simplement pas de guerre, mais on aime se rejouer le film en se donnant le beau rôle. Ça se complique précisément quand le monde bascule et fait éclater le cadre rassurant du quotidien.

Tout dépend d’où vous êtes et à quel degré d’insouciance, de peur ou de propagande vous êtes soumis.

Un essai que j’aime beaucoup se penche sur cette question précise : Aurais-je été résistant ou bourreau ?, de Pierre Bayard. Dans ce livre, Bayard rappelle la part d’irrationnel et de création qu’il faut pour risquer sa vie en résistant à ce que l’on juge inacceptable au plus profond de soi, quand la majorité ne bouge pas.

La raison nous commande la prudence, mais une situation inusitée peut nous pousser à agir au-delà de nous-même et de nos intérêts. La guerre, par exemple, qui peut réveiller ce que Bayard appelle une « personnalité potentielle » chez certains. Ce peut être le devenir-bourreau ou le devenir-résistant, et cela chez des personnes ordinaires de cette majorité silencieuse dont beaucoup se réclament, quand elle fait face à des évènements extraordinaires. « Le surgissement de la personnalité potentielle est en effet souvent lié à une crise des valeurs, écrit Bayard, c’est-à-dire à une situation où il est difficile d’identifier des repères sur le plan éthique et donc de choisir les comportements appropriés, parce que les soutènements extérieurs de notre personnalité se sont effondrés. »

Avec une pandémie, le dernier rapport dévastateur du GIEC sur le climat et la menace nucléaire de Poutine, nous sommes tous en train de perdre nos « soutènements extérieurs ». Et des gens se révèlent.

Comme cet ami pro-Poutine et antivax, bien actif et au chaud en démocratie devant son ordi, qu’on tente de garder en parlant d’autre chose. Ou cette dame en train de fabriquer des cocktails Molotov à Kiev.

Comme le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, qui a refusé l’invitation des États-Unis à le sortir de son pays et qui est rendu à 4,3 millions d’abonnés sur Twitter en moins d’une semaine.

PHOTO FOURNIE PAR LA PRÉSIDENCE UKRAINIENNE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine

Bayard cite des exemples comme Hans et Sophie Scholl, deux jeunes Allemands qui ont été pendus pour avoir combattu le nazisme dans leur propre pays. Comment ont-ils fait pour surmonter la peur ? « Cette méconnaissance de la place de la peur conduit souvent, dans un après-coup réducteur, à diviser de manière artificielle la population des pays sous dictature entre les résistants et les soutiens du régime, en ignorant le nombre considérable de personnes qui désapprouvent ce qui se passe, mais ne trouvent pas pour autant en elles la force, comme l’ont eue les Scholl, de briser les barrières de la peur. »

L’exemple le plus fascinant que propose Bayard est celui d’Aristide de Sousa Mendes, consul du Portugal à Bordeaux en 1939. Un diplomate tout ce qu’il y a de plus ordinaire, voire « straight ». Il reçoit comme d’autres diplomates une circulaire restreignant la délivrance de visas aux étrangers alors que les réfugiés affluent pour aller vers des cieux plus cléments, en particulier les Juifs. S’étant lié d’amitié avec un rabbin, il veut lui accorder un visa, à lui et sa famille, mais les nouvelles règles l’en empêchent. Et le rabbin lui fait remarquer que ça ne le concerne pas seulement lui, mais tous les autres.

Dans un éclair de conscience, Sousa Mendes se met à signer des visas. Frénétiquement. Pour tout le monde. Au mépris des consignes.

Il se fait évidemment interdire de signer des visas. Mais il va continuer, illégalement. Il en signera plus de 30 000. Sa carrière sera détruite et il ne sera réhabilité dans son pays, le Portugal, qu’en 1998.

Ne soyons pas cyniques. Il est touchant de voir les monuments s’éclairer aux couleurs de l’empathie du jour, de voir des artistes et des athlètes prendre position contre la guerre. On remarque le retour de Sean Penn qui semble toujours chercher le rôle de sa vie ailleurs qu’à Hollywood, mais cela ne demande pas le même niveau de courage que lorsqu’on vit en Russie. Ça prend de l’audace pour le faire à Moscou, où la police vous ramasse dans la minute – plus de 3000 personnes ont été arrêtées.

PHOTO TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

Le rappeur russe Oxxxymiron

Green Day a annulé son concert à Moscou, ce qui ne représente pas la même chose pour le rappeur russe Oxxxymiron, l’un des plus populaires en son pays, qui vient d’annuler six concerts à guichets fermés en guise de protestation contre la guerre en Ukraine. La directrice du théâtre d’État Vsevolod Meyerhold de Moscou, Elena Kovalskaya, a démissionné de son poste en écrivant sur Facebook qu’« il est impossible de travailler pour un meurtrier et de percevoir un salaire de sa part », ce qui met évidemment sa carrière en jeu. Des scientifiques, journalistes, réalisateurs et producteurs ont aussi pris position contre la guerre.

Je ne sais pas si cela sera suffisant pour calmer les esprits. Mais quand je réfléchis à la notion de courage, je pense autant à ces Russes qu’aux Ukrainiens qui défendent leur pays.