L’émotion m’a saisi à la gorge en marchant dans ce carré de sable gris recouvrant des détritus. Carcasses de téléviseurs et de postes de radio, de ventilateurs et de canettes de bière. Des papiers surtout. De petits papiers, agglutinés et à demi enterrés sous cette poussière. Évocation des décombres du 11 septembre 2001, au centre-ville de New York.

« Où étiez-vous ce jour-là ? Que faisiez-vous ? », demande-t-on à la fin de Ciel à outrances, expérience sonore réalisée par la metteure en scène et comédienne Brigitte Poupart et inspirée du récit poétique homonyme de Madeleine Monette (qui est présentée en primeur au Centre Phi jusqu’au 15 mai).

Ce jour-là, Madeleine Monette, qui habite New York, a marché spontanément vers l’endroit où s’étaient écroulées les tours jumelles du World Trade Center. Brigitte Poupart s’est rendue, craintive, tourner un épisode du téléroman Catherine dans les studios de la vieille tour de Radio-Canada.

Moi, aussitôt que j’ai réalisé l’ampleur de la tragédie, j’ai gagné l’ancienne salle de rédaction de La Presse, grouillante de collègues, pour relire les textes d’une édition spéciale qui a été imprimée en début d’après-midi et dont j’ai conservé précieusement un exemplaire.

Des coupures de journaux, des pages de bloc-notes, des photos de famille, un agenda dont la page du 11 septembre a été brûlée se retrouvent pêle-mêle, dans la pénombre, jonchant le sol de cette installation unique.

On oublie que c’était au début de l’ère numérique. Il y avait des papiers partout. Des nuées de papiers qui tombaient du ciel.

Brigitte Poupart

« Miettes d’histoires sous les amas de débris, qui finiront sur un tapis roulant de triage, sang cuit aussitôt évaporé dans une poussière grège, un relent inhumain de pollution, matières synthétiques brûlées plutôt que chair tendre », écrit Madeleine Monette dans Ciel à outrances (L’Hexagone, 2013). Le poème s’intitule Élan vital.

Lorsque je me suis rendu à Ground Zero avec des musiciens de l’Orchestre symphonique de Montréal, en octobre 2001, j’ai reconnu à travers la poussière stagnante une odeur que j’avais découverte quelques mois plus tôt : celle des corps calcinés des rites funéraires indiens, au bord du Gange. Elle ne s’oublie pas.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Ciel à outrances, de Brigitte Poupart, au Centre Phi

« On a songé à reproduire l’odeur, mais ç’aurait été trop », reconnaît Brigitte Poupart, qui a proposé ce projet ambitieux au Centre Phi il y a quatre ans, avant d’y travailler pendant deux ans. « En 30 ans de carrière, je n’ai jamais profité d’un espace de recherche aussi exceptionnel », dit-elle.

Cette exploration sonore immersive, troublante et émouvante, est aussi inédite. On se retrouve dans ce décor poussiéreux, au cœur d’une mise en scène en partie invisible, côtoyant sans les voir les personnages d’une pièce plus poétique que théâtrale. Et on est invité à découvrir intuitivement ce qui s’y trouve. Si on s’approche du ventilateur, le son est plus fort. Si on se penche vers la radio, on entend ce que l’on n’entendait pas une seconde auparavant…

« J’avais envie de raconter une histoire, dit Brigitte Poupart. De créer des images comme au cinéma, en recréant des volumes sonores comme dans les rêves. Il y a des sons qui rappellent des endroits spécifiques. C’est une poésie narrative qui, avec la pandémie, a pris une nouvelle dimension. »

Dans ce récit, il y a différents personnages, que l’on suit pas à pas dans un parcours balisé par des éclairages sobres : une vieille dame en deuil de son mari qui porte le poids du passé, une jeune femme qui se demande dans quel monde vient de naître son enfant, un homme qui relativise soudainement une rupture amoureuse…

Ils vivent tous à New York, certains à Brooklyn ou dans Queens, en périphérie de l’épicentre du drame. « Comme nous, qui avons été marqués par l’évènement sans être sur place », dit Brigitte Poupart, qui croit qu’il est plus facile de raconter ces histoires intimistes, « pas du tout sensationnalistes », avec 20 ans de recul. Elle s’est d’ailleurs rendue à New York pendant le processus de création, afin de bien s’imprégner de l’œuvre de Madeleine Monette.

Cette fiction poétique de 45 minutes peut être appréciée simultanément par huit personnes, en français ou en anglais (les poèmes ont été traduits par Phyllis Aronoff et Howard Scott), grâce au mariage de logiciels qui repèrent les mouvements des spectateurs dans l’installation. La fluidité et la qualité du son sont particulièrement impressionnantes.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

La comédienne et metteure en scène Brigitte Poupart a travaillé pendant deux ans à la réalisation de ce projet.

« Je m’intéresse à comment la technologie peut être mise au service d’une histoire, et pas le contraire. Je m’intéresse à l’émotif et au sensoriel », précise Brigitte Poupart, qui intègre depuis toujours les nouvelles technologies dans sa création artistique. Sa compagnie, Transthéâtre, partageait même des locaux avec Moment Factory, à ses débuts.

De nombreux artistes prêtent leur voix au projet, en qualité de narrateurs : Dany Laferrière, Micheline Lanctôt, Rabah Aït Ouyahia, FABjustfab, Isabel dos Santos, Betty Bonifassi, Douglas Grégoire, la fondatrice du Centre Phi, Phoebe Greenberg, ainsi que Rufus Wainwright et Madeleine Monette. « Ce sont nos imaginaires croisés », m’explique la romancière et poète à propos de l’œuvre que Brigitte Poupart a créée à partir de sa suite poétique.

Pour son 10e anniversaire, le Centre Phi a décidé de miser sur le son. Dans une salle au décor capitonné « rouge Kubrick » – pour emprunter l’expression à l’écrivain Simon Roy –, on peut découvrir l’installation Habitat sonore, qui jouxte Ciel à outrances et permet d’écouter dans son intégralité la pièce qui lui sert de trame musicale, The Disintegration Loops de William Basinski.

Juste à côté, en se couchant sur un lit, les yeux clos, pendant 20 minutes, on peut aussi participer à l’expérience audio Éternelle, inspirée du fameux Dracula de Bram Stoker, dans laquelle un personnage énigmatique nous propose au creux de l’oreille un pacte faustien. Des frissons, seulement avec du son.

« Ses pas chaque fois la portent vers l’hécatombe, la même zone ravagée, elle marche on croirait inutilement comme elle écrit, au-devant de nouvelles obsessions, pour se jeter dans les bras des morts ou rêver avec eux, elle marche avec les vivants », écrit encore Madeleine Monette dans ce beau et percutant poème Élan vital, que l’on entend vers la fin de l’expérience sonore de Brigitte Poupart.

En écoutant ces récits croisés, en se remémorant avec émotion des souvenirs précis, c’est aussi l’impression que l’on retient de Ciel à outrances : celle de marcher avec les vivants.

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