Marie Saint Pierre. Sans trait d'union. C'est le nom de ciseau de la designer de mode la plus connue au Québec (elle est née Marie Charest), mais aussi celui d'une marque de luxe qui s'ancre de plus en plus aux États-Unis.

Marie Saint Pierre impose une forte présence, dans son bureau au neuvième étage d'un immeuble du quartier Chabanel, sobrement meublé d'une table de travail ovale.

La créatrice est indistincte de la femme d'affaires. Il y a le regard pénétrant, mais intimidant, derrière le cadre rectangulaire de ses lunettes noires. Le propos tantôt incisif, tantôt inspiré. Les formules lapidaires et les évocations senties. L'assurance assumée et l'énergie contenue.

Est-elle d'abord l'une ou l'autre ? « C'est ma créativité qui me force à me lancer en affaires, parce que je pense à des concepts qui n'existent pas, qu'il faut donc que je mette en application », énonce la designer, qui a eu 57 ans en août.

« Pour assouvir ma créativité, j'ai besoin de mettre toutes les infrastructures autour. »

- La designer Marie Saint Pierre

Elle y travaille depuis 1988, quand elle a présenté sa première collection. Trois décennies plus tard, sa réputation a franchi les frontières.

En avril dernier encore, elle a reçu le prix du designer de l'année en mode féminine lors du cinquième gala des Canadian Arts and Fashion Awards (CAFA).

La créatrice dirige à présent une PME d'une soixantaine d'employés. « On est plus ME que P. En haut de 50 personnes, on est plus considéré comme une moyenne entreprise au Québec », corrige-t-elle avec une évidente et légitime fierté.

« Dans notre secteur d'activité, c'est énorme. Une marque de luxe indépendante sur la planète Terre qui soit de notre envergure, il n'y en a pas tant que ça. »

Photo François Roy, La Presse

À la force du doigté

D'un homme, on écrit souvent que son entreprise a été bâtie à la force du poignet, comme si la volonté, le dynamisme et la vision résidaient dans les avant-bras. Marie Saint Pierre y a aussi mis tout son doigté.

« J'ai tout construit manuellement, à l'image de ce que je pense », décrit-elle.

Mais il lui a fallu jouer des coudes pour faire sa place dans l'univers du luxe. 

« Dans ma business, c'est un monde d'hommes. Il y a très peu de femmes leaders. » 

- Marie Saint Pierre

Aussi avant-gardiste soit-il, le monde de la mode est faussement progressiste. « Quand une femme amène quelque chose de nouveau, on nous dit qu'on essaie un peu trop fort, alors que les hommes sont des génies. »

Bref, elles perdent sur tous les tableaux.

« C'est pareil en art, pour les femmes, dit-elle, en reprenant la métaphore. Pour arriver à faire ce que je fais, il faut se battre tous les jours. »

Photo François Roy, La Presse

Financer le temps

Pour percer et s'installer dans l'univers du luxe, il faut y consacrer plus que de l'argent : du temps. Or, les prêteurs et les investisseurs sont pressés.

Hormis deux prêts obtenus par l'entremise de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), Marie Saint Pierre a essentiellement financé sa croissance avec sa marge de crédit et ses fonds propres. 

Ce fut le cas quand elle a mis en place sa plateforme de commerce électronique - sa e-boutique -, en 2012. « Il a fallu qu'on investisse rapidement. » 

« On a pris nos sous et on les a mis dans le e-commerce. Alors on n'a pas eu assez d'argent pour acheter des tissus l'année suivante. »

- Marie Saint Pierre, à propos de l'ouverture de sa boutique en ligne en 2012

« Le financement, dans notre secteur d'activité, c'est catastrophique. Et pour une femme, ce l'est encore plus », ajoute-t-elle.

Particulièrement lorsque la femme d'affaires est également mère de famille. 

« On a des enfants, on a un autre rythme que les hommes. Notre parcours est peut-être plus lent au départ. »

La Presse

Photo François Roy, La Presse

Boutique à Miami

Marie Saint Pierre a ouvert une première boutique à l'étranger en mai 2015, à Miami, plus de 25 ans après ses débuts.

Est-ce tard, dans une carrière comme la sienne ? 

« Vous me trouvez vieille ? », réplique-t-elle avec un rire. « Pourquoi ça serait tard ? »

Elle s'est installée aux États-Unis au moment où elle a pu se le permettre, dit-elle. 

« Comme il n'y a pas de financement, il a fallu que j'attende d'avoir les moyens de le faire moi-même. »

- Marie Saint Pierre, à propos de sa boutique à Miami

Sur le plan stratégique, le moment était opportun. Les vêtements et articles de la griffe Marie Saint Pierre étaient distribués au sud de la frontière dans une cinquantaine de points de vente. « C'était le temps d'ouvrir le nôtre. » 

Pour avoir pignon sur rue dans le milieu du luxe, Miami était plus abordable que New York. Elle a ancré sa boutique dans le quartier Wynwood, branché sur l'art et fréquenté par les touristes fortunés. « Je voulais aller rejoindre une clientèle plus internationale, explique-t-elle. J'avais envie d'un lieu où naviguaient plus de gens d'un peu partout. »

Son marché américain est en pleine croissance.

Une peinture de Marc Séguin dans la boutique Marie Saint Pierre de Miami. Photo Marie Saint Pierre

Son atelier, son savoir-faire

Plus de 60 % de sa production est maintenant réalisée dans l'atelier qu'elle a ouvert en 2015 au cinquième étage de l'immeuble de la rue Chabanel.

L'atelier de confection permettait de déployer « tout notre savoir-faire qui est caché dans toutes les coutures », explique-t-elle.

La boutique de Miami, d'abord vouée à son emblématique collection Atelier, au sommet de sa gamme, nécessitait une organisation à la hauteur de son étiquette. « Pour surveiller que ça soit bien fait, d'abord. Et pour s'assurer d'avoir les moyens de nos ambitions. » 

Avec ses propres couturières à proximité, elle peut plus facilement peaufiner ses méthodes d'assemblage et faire des tests de marché.

Photo François Roy, La Presse

Hautaine Europe

Miami n'était pas sa première incursion sur les marchés étrangers.

Elle avait fait une tentative en Europe dans les années 90, handicapée par les barrières à l'importation. 

« Si je perds ma chemise à payer des tarifs douaniers, évoque-t-elle, je n'ai pas envie de travailler pour rien. »

Car ladite chemise était et est toujours confectionnée à Montréal.

Elle tente à nouveau sa chance. Dans le contexte plus favorable de l'Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l'Union européenne, elle s'est associée avec la Maison SHAN pour créer la collection MSP SHAN de prêt-à-porter pour la piscine, distribuée en Amérique du Nord et sur le territoire européen.

Indépendante et fière de l'être

Marie Saint Pierre est femme d'affaires, mais pas commerçante.

« Je ne suis pas boutiquier, assène-t-elle. Moi, je suis grossiste. »

Sa boutique de la rue de la Montagne était nécessaire pour hisser son pavillon sur un navire amiral.

Celle du Centre Rockland lui offrait une position de repli lorsque les travaux de voirie bloquaient l'accès à sa boutique du centre-ville. 

« Le détail est pour moi une activité secondaire. Mais peut-être pas pour toujours. On est en train de former des équipes, de se donner des outils pour le faire, parce que c'est important d'aller raconter notre histoire dans notre environnement. »

- Marie Saint Pierre

Pour l'instant, elle ne prévoit pas multiplier les points de vente aux États-Unis ou en Europe. « Il faut avoir la capacité de produire. Je suis à pleine capacité tout le temps. Et pour produire plus, il faudrait que j'aie plus de financement. »

Ce besoin d'investissement ne l'incite pourtant pas à vendre sa marque - et son âme - à un grand groupe.

« Je poursuis mon chemin en indépendant, assure-t-elle d'un ton déterminé. Je suis en train de construire une grande marque canadienne qui n'a pas son égal dans notre secteur d'activité. Mais ça aura pris beaucoup de temps, parce que c'est une femme qui l'a construite.

« Quand des gens viennent ici - des directeurs de l'institut de design de Milan ou les directeurs artistiques de Burberry - et qu'ils voient que moi, une marque indépendante, j'ai tout ça, ils s'étonnent que ça existe encore.

« On est très discret sur ce qu'on fait et ce qu'on est. Mais on est quand même en train de gagner sur un système qui laisse peu de place à des gens comme nous. »

« Dans le monde dans lequel on vit, construire une marque de luxe, ça prend 30 ans. Le luxe, c'est le temps, la valeur dans le temps de ce que tu fais. Tu ne peux pas court-circuiter le temps. »

- Marie Saint Pierre, au sujet du luxe et du temps

Photo François Roy, La Presse

La maison Marie Saint Pierre en bref

Employés : 60

Boutiques montréalaises : rue de la Montagne, Centre Rockland

Boutique américaine : Miami

Points de vente au Canada : 25

Points de vente aux États-Unis : 25