Dans L’argent et le bonheur, notre journaliste Nicolas Bérubé offre chaque dimanche ses réflexions sur l’enrichissement. Ses textes sont envoyés en infolettre le lendemain.

Une des façons d’avancer dans la vie est d’observer les erreurs commises par les autres, puis d’apprendre à ne pas les commettre soi-même.

Ça nous permet de nous instruire à peu de frais. Pas besoin de se coller la langue sur un poteau de métal dans la cour d’école pour apprendre à ne pas le faire.

Un exemple instructif nous a récemment été offert par l’actualité durant la grève des enseignants.

Comme on le sait tous, des dizaines de milliers d’enseignants ont vu leur grève générale s’étirer dans le temps en décembre. Résultat : nombre d’entre eux ont raté 22 jours de travail, soit l’équivalent de deux chèques de paie et des poussières.

Beaucoup ont vécu du stress, en plus de voir leur vie financière dérailler en raison de cet imprévu survenu tout juste avant Noël.

Un couple d’enseignants dans la quarantaine a confié au Devoir qu’il vivrait une « catastrophe » s’il n’était pas payé en décembre. Le « sommeil se fait très rare », a dit une enseignante avec 15 années d’ancienneté qui a demandé une consolidation de dettes, et fait reporter à grands frais le financement de son véhicule. « La prochaine étape, c’est la faillite », a-t-elle affirmé.

Des grévistes se sont mis à livrer des repas pour Uber Eats ou DoorDash. « Présentement, notre salaire, c’est Uber », a dit au Devoir un enseignant ayant une vingtaine d’années d’ancienneté.

J’ai attendu avant d’écrire sur le sujet, parce que je ne voulais pas donner l’impression de taper sur des gens qui vivaient des moments difficiles.

Je veux être clair : je ne critique pas les enseignants. Mon père était enseignant. Mon oncle, ma tante et mes voisins d’enfance étaient enseignants. Les enseignants ne sont pas meilleurs ou pires avec l’argent que les infirmières, les politiciens ou les journalistes.

C’est que, sans le vouloir, des enseignants viennent de nous montrer ce qui arrive quand on est happé par un imprévu financier sans s’y être préparé.

Vie banale, vie extrême

Une personne qui travaille pour un employeur à temps plein touche 26 paies par année. Au bout de cinq ans, 130 dépôts directs auront eu lieu dans son compte bancaire. Dix ans ? C’est 260 dépôts. Quinze ? C’est 390.

Que nous soyons pompiste ou PDG, si après avoir touché 130, 260 ou 390 dépôts directs, notre vie financière déraille à cause de l’absence de 2 dépôts directs, nous avons adopté – sans doute sans le réaliser – un comportement extrême.

Historiquement, renoncer à garder pour soi une partie de ses revenus est complètement hors norme. Aucun agriculteur ne prendrait le risque de vivre sans mettre une partie de ses récoltes de côté. Durant la révolution industrielle, l’épargne était rare, mais c’est parce que les salaires permettaient à peine de survivre. Des choses comme manger de la viande, acheter des vêtements ou s’absenter du travail pour voyager étaient réservées aux patrons.

Dans les années 1970, les familles canadiennes et américaines épargnaient encore plus de 10 % de leurs revenus en moyenne. Aujourd’hui, ce taux a fondu de moitié, pour s’établir à 5 %.

On a souvent l’impression que la vie coûte plus cher qu’avant, et que dépenser 100 % de son salaire est inévitable. En réalité, lorsqu’on tient compte de l’inflation, bien des dépenses de base sont moins élevées aujourd’hui que dans le passé.

Par exemple, selon l’Université Dalhousie, le pourcentage du revenu consacré à l’alimentation a diminué de moitié au Canada depuis les années 19601. Les Canadiens consacraient 19,6 % de leurs revenus à l’alimentation en moyenne en 1969, comparativement à 11 % aujourd’hui.

Qu’en est-il du logement ? Bien sûr, se loger coûte plus cher qu’avant. Mais nos choix de logement ont aussi beaucoup changé : au Canada et aux États-Unis, les nouvelles maisons sont deux fois plus spacieuses aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a 50 ans2.

On aime souvent vanter les années 1950 comme une période de l’âge d’or des revenus et de l’économie. Mais trois enfants qui partageaient une même chambre, c’était courant dans les années 1950. En proportion du salaire, les vêtements coûtaient une fortune par rapport à aujourd’hui. Et les vacances ? Si vous aviez les moyens d’emmener votre famille passer quelques jours à Saint-Gabriel, à Oka ou à Ottawa, vous faisiez partie des privilégiés.

Aussi, on pense souvent qu’on travaille plus aujourd’hui qu’avant, et qu’on est trop stressé pour prendre le temps de penser à ses finances. Encore une fois, le contraire est vrai.

En 1870, les Canadiens travaillaient 2845 heures par année en moyenne, soit 55 heures par semaine, selon les données du site Our World in Data. En 2017, le travailleur moyen au Canada a travaillé 1696 heures, soit 33 heures par semaine, une diminution de 40 %.

Certains diront que les conditions de travail des enseignants ne leur permettaient pas de mettre de l’argent de côté.

Je répondrai que le mot le plus important dans l’expression « finances personnelles » est le mot « personnelles ».

Je connais des gens qui travaillent à la pige en théâtre et qui ont l’équivalent de six mois de dépenses en épargne. Lorsqu’ils travaillent moins, ils puisent dans leur épargne pour vivre. Et lorsqu’ils se remettent à travailler, ils renflouent les coffres avant de dépenser les surplus.

En fait, c’est parce qu’ils travaillent à la pige qu’ils ont cette habitude.

Je pense que bien des employés de l’État se fient au fait qu’ils ont un emploi assuré pour peu ou ne pas épargner.

Mais les failles de ce plan sont vite apparentes. Pas besoin d’une grève pour les révéler.

Votre adolescent a besoin d’un traitement d’orthodontie à 7000 $ ? Pour beaucoup, la solution est de puiser dans la marge de crédit, de s’endetter.

Pourtant, une somme de 50 $ investie par cycle de paie dans des placements financiers donne 17 000 $ au bout de 10 ans, et 45 000 $ au bout de 20 ans, si on calcule un rendement très ordinaire de 5 % par année, qui sera non imposable dans un CELI.

Pour une personne qui travaille fort, touche un salaire depuis 10, 15 ou 20 ans, et qui en investit une petite partie, des choses comme un traitement d’orthodontie ou un séjour en camp de vacances l’été sont des dépenses qui peuvent se régler rapidement en puisant dans ses placements.

L’auteur financier canadien Andrew Hallam est devenu millionnaire à 36 ans avec un salaire d’enseignant d’anglais au secondaire.

Ce qu’il a fait ? Des choses simples, comme utiliser ses jambes et son vélo pour se déplacer lorsque c’était possible, et ne jamais dépenser de l’argent qui appartient à la banque pour acheter un véhicule. Il a aussi vécu dans un logement plus petit et modeste que ceux que choisissaient ses collègues.

Andrew a surtout compris que toucher un salaire n’est que la première étape de la réussite financière ; la seconde est d’épargner et d’investir. Ne pas le faire, c’est tout miser sur son prochain chèque de paie – que l’on touche 50 000 $ ou 750 000 $ par année n’y change rien.

Andrew a depuis longtemps remis sa démission. Il donne aujourd’hui des conférences financières autour du monde, en plus de voyager à temps plein. Sa femme et lui sont plusieurs fois millionnaires, mais continuent de faire un budget et de noter chaque dépense afin de savoir où va leur argent.

Pendant ce temps, une connaissance à moi qui travaille dans une grande organisation est entouré de collègues plus âgés qui sont à quelques années de pouvoir toucher leur pleine pension, et qui ne travaillent que parce que le calendrier leur dit qu’ils doivent travailler. Ils ont zéro envie d’être là.

Ces gens gagnent plusieurs fois le salaire d’enseignant que gagnait Andrew. Mais ils n’ont pas investi. Alors ils écoulent de précieuses années en pleine santé dans leur « prison dorée ».

Si vous constatez que vous vous êtes bâti une vie qui aspire chaque dollar gagné, prenez le temps d’observer où va votre argent.

La taille de votre salaire importe peu. Je vous assure que des gens gagnent 10 % de moins que vous dépensent 10 % de moins que vous, et trouvent le moyen d’être heureux.

On dit parfois que chaque société est à trois repas du chaos.

Arrangeons-nous pour ne pas être à deux paies du chaos.

1. Consultez l’étude de l’Université Dalhousie (en anglais) 2. Consultez l’étude de Darrin Qualman (en anglais) Recevez chaque lundi l’infolettre L’argent et le bonheur