Avoir des enfants, ça coûte cher. Surtout aux mères, qui s'en occupent plus. Quand des parents se séparent, les femmes devraient être dédommagées pour le temps qu'elles ont consacré à leur famille plutôt qu'à leur carrière, selon un comité d'experts. Oui, mais comment ?

LES COÛTS DE LA MATERNITÉ

Un enfant, ça n'a pas de prix, bien sûr. Mais sa naissance crée généralement un trou dans le compte en banque de ses géniteurs. Et ce trou se transforme souvent en abîme pour le parent qui met la pédale douce côté carrière pour consacrer plus de temps à la famille.

En cas de rupture, celui qui a fait les frais de l'arrivée des enfants, généralement la mère, devrait recevoir une compensation de son conjoint pour ses pertes financières, selon la recommandation d'un comité d'experts chargé par Québec de moderniser le droit de la famille. Cette obligation s'appliquerait à tous les parents, mariés ou non, mais pas aux couples sans enfants.

« C'est nouveau de prendre l'enfant comme critère de qualification en droit de la famille, plutôt que la conjugalité [le couple] », souligne Alain Roy, professeur de droit à l'Université de Montréal, qui a présidé le Comité consultatif sur le droit de la famille. « Chacun a la responsabilité d'organiser sa relation conjugale comme il l'entend, mais à partir du moment où il y a un enfant, on ne peut plus parler seulement du couple. Il y a une nouvelle responsabilité parentale, et il est normal que les désavantages économiques qu'elle entraîne soient partagés équitablement. »

« Une mère qui passe deux ou trois ans à l'extérieur du marché du travail ne fait pas ça pour elle-même », observe l'économiste François Delorme, qui enseigne à l'Université de Sherbrooke. « Quand tu ne prends pas les précautions nécessaires pour te protéger en couple, ça n'a de conséquences que pour toi. Mais quand des enfants sont touchés, il doit y avoir un rééquilibrage. Le gouvernement doit être un peu paternaliste, dans l'intérêt de la société. »

L'idée d'une compensation pour celui qui s'investit le plus dans son rôle de parent n'existe nulle part ailleurs, selon les recherches. Si Québec adopte ce principe, il s'agirait d'une première mondiale.

La formule a essuyé de nombreuses critiques. Trop compliquée, irréaliste, ne tenant pas compte de la situation financière des jeunes familles... On peut reconnaître que la mère a subi des pertes financières, mais le père n'a pas nécessairement les moyens de la dédommager en conséquence.

Les experts consultés par La Presse s'entendent toutefois sur le fait que les lois qui encadrent les relations familiales doivent être adaptées à l'évolution de la société. 

RAPPORT DE FORCES

« Dans de nombreux cas de rupture, les femmes sont en recherche d'emploi, ou font un retour aux études pour terminer une formation inachevée, témoigne l'avocat Jean-François Chabot, président de l'Association des médiateurs familiaux du Québec. Ce n'est pas toujours facile si elles viennent de passer cinq ans à la maison à s'occuper des enfants. »

Les couples sont rarement conscients des conséquences de leur choix de vie conjugale, ajoute Me Chabot. Ils sont mal informés. « Quand on embarque ensemble dans une aventure amoureuse, on ne pense pas aux questions d'argent. C'est un mythe de penser cela », souligne Dominique Goubau, professeur de droit à l'Université Laval et membre du Comité consultatif sur le droit de la famille.

« Dans la plupart des couples, mariés ou non, il y a un rapport de forces, inégal. L'État doit intervenir pour rééquilibrer les forces. On fait quoi si on veut se marier, mais que notre conjoint ne veut pas ? », ajoute-t-il.

L'avocat croit que la loi doit protéger les parents, mariés ou non, qui se séparent, si l'un des deux a subi un préjudice. Mais il ne partage pas la recommandation du comité de prévoir une compensation basée sur les pertes économiques découlant de l'engagement auprès des enfants. Il estime plutôt que les protections prévues pour les couples mariés (partage du patrimoine familial et pension alimentaire) devraient être étendues aux conjoints de fait dès qu'ils ont un enfant.

« Tant mieux si, dans bien des cas, les femmes ne sont pas lésées, dit MeGoubau. Mais l'obligation alimentaire vise justement à aider celles qui en ont besoin, parce qu'elles se sont occupées des enfants pendant que le conjoint se consacrait à sa carrière. »

PAYER, MAIS AVEC QUEL ARGENT ?

Me Goubau critique notamment le fait que la compensation proposée par le comité serait versée une seule fois. « Mais les besoins et les moyens fluctuent dans le temps, observe-t-il. La majorité des Québécois ont peu d'actifs, sauf ceux qui font partie du patrimoine familial, comme la résidence, la voiture et les régimes de retraite. Si on partage ces actifs, on vient de combler une bonne partie des besoins. »

« Les moyens du débiteur doivent être pris en compte pour déterminer la compensation, répond Me Alain Roy. Si on n'a pas les moyens, il n'y aura pas de compensation. Il n'est pas question d'assommer quelqu'un avec une dette de 200 000 $. Mais si on prévoit que le payeur pourrait avoir des moyens plus importants dans l'avenir, il est possible d'étaler les paiements sur 10 ans. »

Le président du comité souligne aussi que la compensation pourrait se faire par un transfert d'actifs, comme une maison ou des REER.

Il ajoute que la formule permettant le calcul des sommes à verser devra aussi prendre en considération les pertes futures, c'est-à-dire le retard pris dans la carrière et son impact financier. « C'est d'ailleurs là qu'il pourrait y avoir des montants plus conséquents », dit-il.

Même actuellement, des compensations sont versées assez fréquemment aux mères, indique Jean-François Chabot. Par exemple, des REER qui avaient été mis à un seul nom peuvent être transférés en partie au conjoint. Et on peut demander le partage des cotisations à la Régie des rentes du Québec.

« Certains paient aussi une pension alimentaire, souvent pendant la période de transition, mais parfois à long terme, ajoute-t-il. On reconnaît que l'un des deux a fait des concessions importantes en s'occupant de la famille. Par exemple, certains laissent la maison à l'ex-conjointe, dans le meilleur intérêt des enfants. »

DES PERTES DE 60 000 $

Une mère qui met sa carrière en veilleuse pendant quelques années perd combien d'argent ? Pas facile de chiffrer la valeur d'un tel engagement envers la famille.

Elle subit des pertes salariales, mais ses augmentations de salaire, ses opportunités de carrière, ses contributions aux régimes de retraite et aux REER en souffrent aussi.

Selon les experts consultés, aucune formule n'existe actuellement pour faire ce calcul.

« Il y a des pistes, c'est envisageable d'avoir des lignes directrices pour calculer des prestations compensatoires centrées sur l'enfant, dit Me Alain Roy, président du Comité consultatif sur le droit de la famille. Mais c'est sûr que ça ne sera pas parfait. »

Le rapport du comité cite comme sources d'inspiration la formule utilisée par la SAAQ pour le calcul de l'indemnité versée à une victime d'accident, ou encore le modèle utilisé par les actuaires, basé sur les données du recensement et les salaires dans différentes professions.

Mais si le gouvernement est d'accord avec le principe, il faudra ensuite trouver la bonne formule, ce qui ne sera pas une mince tâche.

MANQUE À GAGNER DE 60 000 $

Les discussions risquent d'intéresser Geneviève, mère de 40 ans récemment séparée, après 15 ans de vie commune et deux enfants de 10 et 12 ans. Elle et son ex-conjoint ont la garde partagée de leur progéniture.

Geneviève a fait un petit calcul, pour tenter de déterminer les pertes qu'elle a subies parce qu'elle a consacré plus de temps aux enfants. Elle a pris deux congés de maternité à 30 % de son salaire (à l'époque, elle recevait de l'assurance-emploi) et n'a pas contribué à son régime de retraite ni à ses REER pendant ces deux années.

Peu après son retour au boulot, elle a laissé son emploi, trop exigeant, qui l'obligeait à travailler parfois le soir. « La vie de famille était impossible, parce que mon conjoint devait souvent s'absenter pour plusieurs jours pour son travail », explique-t-elle.

Elle s'est trouvé un poste à temps partiel, où elle gagnait la moitié de son revenu d'avant. Pendant ce temps, le salaire de son conjoint est passé de 80 000 à 130 000 $. Il a engrangé des sommes beaucoup plus importantes qu'elle dans son régime de retraite et dans son REER.

« J'ai calculé que mon manque à gagner est d'environ 60 000 $ par rapport à mon ex-conjoint, dit la jeune femme. Bien sûr, il assumait une plus grosse partie des dépenses familiales quand on était ensemble, mais quand même, ça ne compense pas pour les pertes que j'ai subies. »

Et ça ne tient pas compte, non plus, des conséquences financières qui se poursuivent pour Geneviève dans les années à venir. Elle cherche actuellement un autre emploi, offrant un meilleur salaire et un horaire compatible avec la vie de famille. Mais ses démarches sont infructueuses. « Avoir su, j'aurais sans doute fait des choix différents », déplore-t-elle.

BÉBÉ COÛTE CHER

Dès la naissance d'un premier enfant, le temps accordé au travail et le salaire des mères diminuent grandement. Voici, en chiffres, les impacts d'un nouveau-né pour ces dernières. 

PAUSE PROFESSIONNELLE POUR LES MÈRES

« Le fait d'avoir la charge d'un enfant influence davantage la participation au marché du travail des femmes que celle des hommes. » - Institut de la statistique du Québec (ISQ), 2009

Source : Enquête nationale auprès des ménages, 2011, Statistique Canada

TAUX D'ACTIVITÉ DES FEMMES

• Sans enfants : 87 %

• Mères d'un ou deux enfants : 82 %

• Mères de trois enfants : 71 %

TAUX D'ACTIVITÉ DES HOMMES : 

• Sans enfants : 88 %

• Pères (peu importe le nombre d'enfants) : 94 %



Source : Recensement 2006, Statistique Canada


AU TRAVAIL À MI-TEMPS

« Les mères font encore plus de concessions que les pères par rapport à leur carrière lorsqu'il s'agit de concilier les vies familiale et professionnelle. » - Institut de la statistique du Québec, 2008

PERSONNES EN COUPLE TRAVAILLANT À TEMPS PARTIEL

FEMMES : 

• Sans enfants : 16,7 %

• Mères d'enfants de moins de 3 ans : 17,4 %

• Mères d'enfants de 3 à 15 ans : 21 %

HOMMES : 

• Sans enfants : 5 %

• Pères (peu importe le nombre d'enfants) : 4 %

Pourquoi à temps partiel ?

54 % des mères disent que c'est pour prendre soin des enfants.

Surtout quand ils sont jeunes : ce motif est invoqué par 65 % des mères dont le plus jeune enfant est âgé de moins de 3 ans contre 43 % des mères dont le benjamin est âgé de 5 à 12 ans.

Chez les pères travaillant à temps partiel, le motif « soins aux enfants » est très peu invoquée.

Les mères travaillent 1,2 heure de moins par semaine que les femmes sans enfants.

Chez les hommes, c'est l'inverse : les pères travaillent 1,7 heure de plus que ceux qui n'ont pas d'enfants.

Source : Enquête sur la population active, 2008, Statistique Canada



S'OCCUPER DES ENFANTS, UNE AFFAIRE DE FEMMES


« La présence d'enfants incite les femmes à réduire leur temps de travail, même parmi celles à temps plein. Plus les enfants sont jeunes, plus la réduction des heures de travail apparaît prononcée. » - Institut de la statistique du Québec, 2013

TEMPS CONSACRÉ AUX ENFANTS DE MOINS DE 5 ANS : 

• Mères : 3 heures/jour

• Pères : 2 heures/jour

TEMPS CONSACRÉ AUX ACTIVITÉS PROFESSIONNELLES : 

• Mères : 5,1 heures/jour

• Pères : 6,2 heures/jour

• Sans enfants : 

• Femmes : 6,4 heures/jour

• Hommes : 6,6 heures/jour



Source : Enquête sociale générale, 2010, Statistique Canada


REVENU EN BAISSE POUR LES JEUNES MÈRES

« La présence de jeunes enfants dans la famille, de même que l'arrivée d'un troisième enfant, peut être associée à une certaine diminution de l'activité professionnelle des mères, diminution qui se répercute dans la contribution relative des femmes au revenu d'emploi du couple. » - Comité consultatif sur le droit de la famille, 2015

LE REVENU DE LA MÈRE ATTEINT QUELLE PROPORTION DU REVENU DE SON CONJOINT ?

• Familles ayant un enfant de moins de 5 ans : 59 %

• Familles avec enfants de 5 à 17 ans : 67 %

• Familles avec 1 ou 2 enfants : 65 %

• Familles avec 3 enfants ou plus : 57 %

DANS QUELLE PROPORTION LES MÈRES N'ONT-ELLES AUCUN REVENU ?

• Familles ayant un enfant de moins de 5 ans : 17 %

• Familles avec enfants de 5 à 17 ans : 11 %

• Familles avec 1 ou 2 enfants : 13 %

• Familles avec 3 enfants ou plus : 22 %



Source : Enquête nationale auprès des ménages, 2011, Statistique Canada

LES MÈRES PERDANTES FINANCIÈREMENT

« Au cours de l'année de la naissance d'un enfant et de l'année suivante, les mères [subissent] des baisses de gains d'environ 30 % à 40 %, et elles continuent de connaître des baisses de gains au cours des autres années suivant la naissance de l'enfant. » - Emploi des mères canadiennes après la naissance d'un enfant, Statistique Canada, 2008

GAINS MOYENS DES FEMMES À L'ÂGE DE 30 ANS : (en dollars de 2004)

• Mères : 15,20 $/heure

• Femmes sans enfants : 18,10 $/heure

MOYENNE DES ÉCARTS À TOUS LES ÂGES PLAUSIBLES : 

12 % de moins pour les mères

ÉCARTS EN DÉFAVEUR DES MÈRES : 

• Avec un enfant : 9 %

• Avec deux enfants : 12 %

• Avec trois enfants : 20 %

De plus, les gains des mères n'augmentent pas au même rythme que celui des femmes sans enfants, de sorte que les pertes subies par les mères ne pourront peut-être jamais être récupérées.

Source : Emploi des mères canadiennes après la naissance d'un enfant, Statistique Canada, 2008



LES ENFANTS NAISSENT AU SEIN D'UNIONS PLUS FRAGILES


« Plus de la moitié des enfants naissent aujourd'hui de conjoints de fait. Qu'elles résultent ou non d'un mariage, les unions conjugales sont davantage précaires et de moins longue durée qu'auparavant. » - Comité consultatif sur le droit de la famille, 2015

NAISSANCES : 

• Couples mariés : 38 %

• Conjoints de fait : 55 %

• Femmes seules : 7 %

• 69 % des premières naissances et 62 % des secondes sont hors mariage

FAMILLES AVEC ENFANTS DE MOINS DE 15 ANS : 

• Unions libres : 41 %

• Couples mariés : 37 %

• Monoparentales : 22 % (75 % sont dirigées par des femmes)

RUPTURES APRÈS 12 ANS : 

• Couples mariés : 25 %

• Conjoints de fait : 49 %



Source : Recensement, Statistique Canada, 2011