Les investisseurs boursiers ont l'habitude de voir les entreprises racheter de leurs propres actions en Bourse. D'autant qu'il s'agit d'un outil financier qui, lorsque bien calibré, est sensé bénéficier à tous les actionnaires d'une entreprise. Mais depuis quelques trimestres, une vague sans précédent de rachats d'actions s'élève sur les Bourses nord-américaines. Son ampleur mobilise des centaines d'entreprises et plusieurs dizaines de milliards en capitaux. Des grandes entreprises basées au Québec y participent aussi, a constaté La Presse Affaires avec une compilation inédite.

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À suivre l'actualité économique et financière, on serait porté à croire que la plupart des entreprises inscrites en Bourse ont des raisons d'être timides avec leurs investissements.

Or, il est un aspect moins connu de leur gestion financière où la timidité a cédé le pas aux ambitions démesurées, qui se comptabilisent maintenant par dizaines de milliards de dollars en Amérique du Nord.

Il s'agit des rachats par les entreprises de leurs propres actions cotées en Bourse, et dont l'ampleur bat des records ces temps-ci aux États-Unis et au Canada.

Au sud de la frontière, plusieurs centaines d'entreprises ont lancé des rachats d'actions en cours dont la valeur potentielle, en cas de réalisation complète, dépasse les 450 milliards US.

Après trois trimestres en 2011, les rachats d'actions effectués par les entreprises américaines totalisent 376 milliards US, selon une compilation de l'agence financière Bloomberg.

À ce rythme, l'ampleur des rachats d'actions sur la Bourse américaine pourrait éclipser les montants record atteints en 2006 et 2007, alors que les marchés étaient effervescents.

Au Canada, les entreprises cotées à la Bourse de Toronto ne sont pas en reste. Plus de 300 d'entre elles ont des rachats d'actions en cours. Et pour lesquels les budgets alloués totalisent plus d'une dizaine de milliards de dollars.

Ce vif regain de popularité des rachats d'actions s'est aussi répandu parmi les grandes entreprises à siège social au Québec.

Parmi les 20 principales d'entre elles, la valeur totale des rachats d'actions annoncés frôle les cinq milliards$CA.

Ce montant annoncé en un an s'avère aussi élevé que l'ensemble des sommes dépensées depuis trois ans par ces entreprises, pour le rachat et l'annulation de millions de leurs actions en circulation.

Ces observations découlent d'une compilation inédite effectuée par La Presse Affaires avec des données obtenues de l'Autorité des marchés financiers (AMF) et la Bourse de Toronto, ainsi que des documents réglementaires des entreprises. Les résultats de cette compilation sont étalés dans le tableau ci-dessous.

Mais au-delà des chiffres, l'ampleur record des rachats d'actions par les entreprises suscite des questions parmi les investisseurs boursiers et les analystes.

À qui bénéficient vraiment ces rachats d'actions? Et comment expliquer leur ampleur ces temps-ci?

À cette deuxième question, les spécialistes consultés par La Presse Affaires pointent dans la même direction: plusieurs entreprises cotées en Bourse ont de forts bilans et elles regorgent de liquidités qu'elles hésitent à investir en actifs et en embauches en raison du brouillard économique et fiscal.

Au même moment, en dépit de leurs bons résultats d'exploitation, ces entreprises voient leur valeur boursière très dépréciée par la morosité ambiante sur les marchés.

Par conséquent, des dirigeants d'entreprises cherchent des moyens de raviver leur perception en Bourse et «récompenser» leurs actionnaires à court terme.

D'où l'intérêt des rachats d'actions qui diminuent le nombre d'actions en circulation et, du coup, peuvent rehausser les prochains résultats les plus surveillés par les investisseurs: le bénéfice par action (bpa).

Chez le gros quincailler Rona, par exemple, le vice-président et chef financier Dominique Boies justifiait ainsi le rachat d'actions lancé en novembre et qui pourrait s'élever jusqu'à 10% des actions en circulation.

«Ce rachat d'actions illustre la confiance que nous avons en l'avenir de RONA et en l'exécution de notre plan d'affaires, a-t-il indiqué.

«Compte tenu des liquidités disponibles et des fonds générés par nos activités, le rachat de nos actions ordinaires représente une utilisation efficace de nos ressources financières.»

Chez BCE/Bell Canada, on a annoncé le 8 décembre une autre augmentation du rachat d'actions qui cumule à 1,5 milliard depuis trois ans.

Selon le président et chef de la direction, George Cope: «grâce à un solide bilan et d'amples liquidités, nous avons la souplesse financière nécessaire pour récompenser nos actionnaires tout en poursuivant nos importantes dépenses d'investissement dans les réseaux et les services de Bell.»

Mais pour des investisseurs comme Luc Fournier, directeur des fonds d'actions canadiennes de l'Industrielle Alliance, la valeur des rachats d'actions est plus mitigée.

«Ils peuvent aider à soutenir ou rehausser la valeur boursière d'une entreprise, ce qui bénéficie à tous ses actionnaires à court terme, dit-il.

«Toutefois, les rachats d'actions ne sont plus nécessairement un bon signe de bonne gestion lorsqu'ils sont utilisés à répétition par une entreprise comme un moyen de rehausser ses prochains b.p.a. Ils ne doivent pas remplacer une véritable amélioration des résultats d'exploitation.»

Cela dit, les rachats d'actions sont décrits par des spécialistes financiers comme l'un des outils importants de gestion de capital.

À condition de bien les doser par rapport aux autres besoins de capitaux de l'entreprise, surtout ses projets de développement et de croissance de ses résultats.

«Idéalement, les entreprises devraient gérer leur surplus financier et leur structure de capital en fonction surtout de leurs projets de croissance. Dans le cas d'un rachat d'actions, est-ce qu'il contribue vraiment à créer de la valeur pour l'entreprise et ses actionnaires?», a souligné le directeur de placements boursiers chez une importante firme d'investissement de Montréal, qui préfère taire son identité.

«De prime abord, les rachats d'actions peuvent être une forme de dividende indirect aux actionnaires parce qu'ils réduisent le nombre d'actions en circulation et, donc, la dilution des prochains résultats. En contrepartie, parce que les rachats d'actions sont volontaires même après leur annonce, ils n'imposent pas aux dirigeants la discipline de gestion qui vient avec l'instauration de vrais dividendes.»

Des analystes en gestion comme Yvan Allaire, directeur de l'Institut de gouvernance des organisations, ont aussi un oeil critique sur les rachats d'actions par les entreprises.

«Pour les entreprises en surplus de liquidités, le rachat d'actions peut être justifiable afin de contrebalancer la dilution provenant de l'exercice d'options d'actions ou remplacer une hausse de dividende plus complexe à gérer, selon M. Allaire.

«Mais lorsqu'une entreprise emprunte pour financer son rachat d'actions, il faut examiner ça avec scepticisme. Ça devient de l'ingénierie financière qui pourrait tenir d'un intérêt marqué des dirigeants envers la valeur des actions à court terme, et donc des options d'actions qu'ils détiennent.»Dans un tel cas, avertit M. Allaire, un rachat d'actions devient un «enjeu de gouvernance» chez une entreprise envers tous ses actionnaires.»

4,9 MILLIARDS CAN

Valeur potentielle des rachats d'actions parmi les entreprises établies au Québec.

5 MILLIARDS CAN

Coût des rachats d'actions depuis trois ans parmi les entreprises établies au Québec.

453 MILLIARDS US

Valeur potentielle des rachats d'actions parmi les entreprises américaines.

376 MILLIARDS US

Coût des rachats d'actions depuis le début de 2011 par les entreprises américaines.

> Martin Vallières sur Twitter