Pour sortir de la récession, tous les pays de la planète se dirigent vers une guerre mondiale des devises. Chacun souhaite affaiblir sa monnaie pour stimuler ses exportations et son économie. À court terme, cette «dévaluation concurrentielle» fera des gagnants et des perdants. Mais à long terme, tout le monde risque d'en pâtir. Et les investisseurs doivent s'assurer de ne pas subir les dommages collatéraux.

La planète économique couve une guerre des devises. Un peu partout, les gouvernements menacent de se battre à coups d'intervention de leur banque centrale. C'est à qui parviendra à affaiblir le plus sa monnaie pour fournir un avantage concurrentiel à ses exportateurs et fouetter la reprise économique hésitante.

«Il y a ceux qui prennent des mesures et ceux qui les subissent. Ceux qui perdent, du moins à court terme, sont les pays qui voient un renchérissement de leur devise», explique William De Vijlder, chef des investissements chez BNP Paribas Investment Partners, l'un des plus importants gestionnaires d'actifs au monde.

Le Brésil se classe déjà parmi les victimes : sa monnaie est l'une des plus vigoureuses de la planète depuis le début de 2009. Et cela freine la compétitivité du pays sur la scène internationale, au grand dam de son ministre des Finances qui a été le premier à dénoncer ouvertement la guerre des devises, à la fin de septembre.

«On n'est pas encore au stade où ça commence à avoir des répercussions négatives. Mais il y a des craintes», dit M. De Vijlder qui était de passage à Montréal cette semaine.

Déséquilibre mondial

Qu'est-ce qui a mis le feu aux poudres? «Les pays asiatiques ont favorisé pendant longtemps leurs exportations comme moteur économique. Ils ont maintenu artificiellement leur devise sous-évaluée», répond Luc de la Durantaye, premier vice-président, répartition globale d'actifs et gestion des devises, chez Gestion globale d'actifs CIBC.

Cela a généré un surplus commercial face aux États-Unis et l'Europe, ce qui a créé un premier déséquilibre.

Ensuite, les pays asiatiques sont intervenus sur le marché des changes pour se constituer des réserves de devises. Pour éviter que leur devise s'apprécie, ils vendaient leur devise pour acheter des devises étrangères. Cela a créé un deuxième déséquilibre.

Puis, ils ont réinvesti leurs devises étrangères en achetant des obligations américaines. Cette demande a permis de maintenir des taux d'intérêt artificiellement bas aux États-Unis, ce qui a contribué à gonfler la bulle du crédit, enchaîne le M. de la Durantaye.

Finalement, la crise a éclaté en 2008. Les gouvernements ont été forcés d'intervenir de façon draconienne. «Pour absorber la récession et sauver le système bancaire, les gouvernements ont atteint des déficits fiscaux de l'ordre de 12% du PIB, du jamais vu», dit le stratège.

Aujourd'hui, ils n'ont plus les moyens de stimuler leur économie à l'aide de mesures fiscales (comme baisses d'impôts) ou monétaires (les taux d'intérêts sont déjà pratiquement à zéro aux États-Unis, en Angleterre et au Japon).

«Les gouvernements ont atteint un seuil d'incapacité fiscale. Il reste la monétisation. C'est à qui en fera le plus pour stimuler ses exportations», dit M. de la Durantaye.

Assouplissement quantitatif

En septembre, la Réserve fédérale américaine avait déjà laissé entendre qu'elle pourrait avoir recours à des mesures d'assouplissement quantitatif.

«Quand une banque centrale imprime de l'argent, sa base monétaire augmente. Cela a pour effet d'augmenter l'offre de sa devise, sans accroître la demande. La devise est donc appelée à se déprécier», expose M. de la Durantaye. Depuis l'annonce de la Fed, le billet vert a d'ailleurs considérablement baissé, en anticipation.

Dans le passé, la dépréciation du dollar américain s'est faite aux dépens des devises flottantes, comme le dollar canadien ou australien. Car, en Asie, plusieurs devises sont administrées... à commencer par le yuan dont le taux reste collé à celui du dollar américain, même si la Chine a commencé à laisser sa monnaie prendre un peu d'altitude, face aux pressions des États-Unis.

Et la frustration se répand. «Depuis une semaine, tout le monde est en train de réagir en même temps pour stopper l'appréciation de sa devise», constate M. de la Durantaye.

La Banque du Canada a mis la pédale douce à la remontée de taux d'intérêt. Et en Australie, la banque centrale a provoqué la surprise générale, cette semaine, en conservant son taux directeur au même niveau, alors que tout le monde prévoyait une hausse de 0,25%. Un signe évident que la pression monte.

Tout le monde ne peut pas trinquer

«Mais tous les pays ne peuvent pas dévaluer leur monnaie simultanément. Par définition, certaines devises doivent s'apprécier», dit Pierre Lapointe, stratège pour la firme de courtage institutionnel Brockhouse Cooper.

C'est sans compter que si tous les pays de la planète injectent des liquidités en même temps, ils risquent de causer des inondations plutôt que de faire fleurir leur économie.

«Ça donne des conditions de liquidité mondiales énormes, qui vont alimenter le prix des actifs financiers», constate M. de la Durantaye. Déjà, il suffit de regarder l'or qui atteint des nouveaux sommets, le cuivre et le pétrole qui remontent, tout comme les marchés boursiers.

Mais si tous les pays ne peuvent pas trinquer en même temps, qui a envie d'être le chauffeur désigné?

C'est la problématique qu'on voit poindre en Europe. Alors que certaines banques centrales s'apprêtent à imprimer de l'argent, «la Banque centrale européenne, elle, ne fait rien, ne fera rien, et ne doit rien faire. Ce serait jeter sa crédibilité par la fenêtre. Quand on regarde les statistiques, il y a suffisamment de momentum. Et cela n'aiderait en rien la problématique des dettes souveraines», estime M. De Vijlder.

Peut-on envisager une concertation internationale? «Ce serait extrêmement difficile à réaliser», estime M. De Vijlder. En 1987, le G7 a voulu stopper la baisse du dollar américain, avec l'Accord du Louvre.

«Mais cela a mené à une dispute entre les États-Unis et l'Allemagne, dit M. De Vijlder. Et l'expérience a clairement montré les limites d'une concertation des politiques monétaires.»