Ça se passe en France, en Espagne et en Pologne. À New Delhi en Inde et à Saint-Rémi au Québec aussi. Les agriculteurs sont en détresse partout et ils prennent la route avec leurs tracteurs pour faire connaître leur colère.

Les causes de cette colère sont aussi nombreuses que diversifiées. En Inde, où les deux tiers de la population vivent de l’agriculture et où l’État fixe le prix du riz et du blé, les producteurs réclament un prix minimum pour toutes les autres récoltes.

En Europe, les producteurs agricoles se plaignent de la concurrence de pays où les salaires sont moins élevés et les normes environnementales moins sévères. Leur grogne s’est accentuée avec l’inflation, qui fait grimper le coût des intrants comme l’engrais et le carburant, et les nouvelles normes environnementales imposées par la politique agricole commune de l’Union européenne.

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il y a deux ans, les problèmes ont empiré. L’Union européenne a éliminé les droits de douane sur les produits agricoles ukrainiens, ce qui a fait affluer le poulet et les céréales ukrainiennes dans des pays producteurs comme la France et la Pologne et augmenté la grogne chez les producteurs.

Le scénario se ressemble de ce côté-ci de l’Atlantique : au Canada et au Québec, les producteurs de légumes doivent concurrencer des produits venus du Mexique qui coûtent moins cher à produire et qui ne sont pas soumis aux mêmes normes environnementales⁠1.

Les changements climatiques aggravent une situation déjà instable dans le monde agricole, qui doit composer avec une hausse de tous les maux connus : sécheresses, inondations, infestations, gels précoces ou tardifs.

Les causes de cette colère internationale sont multiples, mais leur résultat est le même : vivre de l’agriculture devient de plus en plus difficile partout.

Il y a encore des populations qui souffrent de la faim, mais la production alimentaire serait suffisante pour nourrir tout le monde, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), si elle était mieux répartie.

L’agriculture souffre en quelque sorte de son succès. Il est possible aujourd’hui de produire beaucoup plus d’aliments avec moins de main-d’œuvre et à meilleur coût dans les pays industrialisés. Ce secteur a beau être indispensable, il a souvent été sacrifié ou balayé sous le tapis par la libéralisation des échanges et la mondialisation.

Tous les accords de libre-échange se sont heurtés et se heurtent encore à la question agricole. Trop souvent, pour ne pas dire la plupart du temps, les pays contournent le problème par des aides spéciales aux secteurs les plus affectés par la disparition des barrières commerciales. C’est notamment ce que le Canada a fait avec les producteurs laitiers pour arracher le renouvellement de l’accord de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique⁠2.

Avec le temps, l’aide des États à leur secteur agricole a augmenté de façon continue. Le soutien total à l’agriculture atteint maintenant un record de tous les temps à 851 milliards US par an (près de 1150 milliards CAN), selon l’OCDE, qui a examiné les politiques agricoles dans 54 pays.

Cette aide vient surtout des grandes économies industrielles et émergentes. Le tiers de l’aide total au secteur agricole vient de la Chine. Parmi les pays les plus industrialisés, ce sont les États-Unis et l’Union européenne qui soutiennent le plus leur agriculture, avec respectivement 14 % et 13 % du total annuel de 851 milliards⁠3.

Comme les gouvernements ne peuvent distribuer l’argent des contribuables sans demander des comptes, les agriculteurs se plaignent d’être submergés par les formalités administratives qui accaparent des heures qui devraient être consacrées aux champs.

De toute évidence, mettre de plus en plus d’argent public ne règle rien. Selon l’OCDE, c’est surtout parce que l’aide vise à soutenir des productions qui ne devraient pas l’être et empêche ainsi les producteurs de s’adapter à des marchés qui évoluent.

Avec les années, ce modèle d’assistance a dévié de son objectif d’assurer la sécurité alimentaire pour contribuer à développer des filières industrielles de plus en plus dépendantes des subventions, des programmes de stabilisation des revenus et des barrières tarifaires. Au Québec, le secteur du porc est un exemple de cette dérive⁠4.

Le modèle ne fonctionne plus et les crises se multiplient, comme le montre la colère des agriculteurs aux quatre coins de la planète. Les solutions ne sont pas évidentes et ne peuvent évidemment pas être les mêmes partout. Elles ne sont surtout pas faciles à mettre en œuvre. Arrêter de soutenir les prix, par exemple, est plus facile à dire qu’à faire, même si on le fait graduellement. Cesser de se battre avec la nature pour continuer à produire à tout prix dans des territoires asséchés ? Pas si simple non plus. C’est la raison pour laquelle les gouvernements ouvrent encore les coffres chaque fois que les tracteurs envahissent les centres-villes.

1. Lisez « Maraîchers découragés » 2. Consultez le Programme de paiements directs pour les producteurs laitiers 3. Consultez un rapport de l’OCDE 4. Lisez « L’ASRA : l’opioïde du porc »