Je fouille le dossier depuis quatre mois et j’en viens à une seule conclusion : le gouvernement dépense une grande partie des profits du cannabis à d’autres fins que celles prévues par la loi, avec une reddition de comptes laborieuse.

On ne parle pas de petites sommes : Québec a empoché un demi-milliard de dollars avec les profits et les taxes d’accise de la Société québécoise du cannabis (SQDC) depuis cinq ans, encore plus si l’on ajoute la TVQ.

En vertu de la loi, plus de la moitié, précisément 299 millions, devait être consacrée d’abord à la recherche, puis aux soins liés au cannabis et, enfin, à la prévention des méfaits du cannabis et la promotion de la santé. L’objectif : on légalise, mais on s’assure de comprendre les impacts possibles et d’y remédier.

Ces 299 millions ont été versés dans ce qui est appelé le Fonds de prévention et de recherche en matière de cannabis (FPRMC). L’argent est administré par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS).

Or, en fouillant, on constate que le MSSS a aussi financé une foule d’activités qui n’ont pas de lien direct avec le cannabis, comme les logements pour les sans-abri, le sport amateur, la qualité de vie dans les quartiers, la Société canadienne du cancer et le Conseil québécois sur le tabac, entre autres.

L’année 2022-2023 – la plus récente disponible – est éloquente.

Le Fonds de prévention et de recherche en matière de cannabis (FPRMC) a dépensé 111 millions qui viennent indirectement des profits de la SQDC. Or, de cette somme, moins de 6 millions ont été affectés à la recherche, soit 5 %.

Le reste, m’indique le MSSS, a servi pour les volets « prévention » (77 millions) ou « soins curatifs en lien avec l’usage du cannabis » (26 millions), selon les termes utilisés dans la Loi encadrant le cannabis.

Ce niveau d’allocation me laisse dubitatif : quelles activités de prévention pour le cannabis ont pu coûter 77 millions en seulement un an ? C’est l’équivalent de 1200 employés qui travailleraient à temps plein à prévenir l’usage du cannabis ou à faire la promotion de la santé.

Et que dire des 26 millions qui auraient été injectés dans les soins ? Les effets du pot récréatif ont-ils exigé autant de traitements1 ?

Une reddition de comptes approximative

Le MSSS me répond que l’essentiel des fonds aurait servi à financer les missions liées au cannabis dans les 18 Directions régionales de santé publique (DRSP) du Québec. Ces DRSP, de leur côté, distribuent une bonne part de l’argent aux organismes communautaires, comme le YMCA, la Maison Jean Lapointe ou des groupes d’intervenants dans les écoles secondaires2.

Fort bien, sauf que la réconciliation des fonds est très laborieuse. Par exemple, le MSSS m’indique avoir transféré 4,7 millions à la DRSP de la Capitale-Nationale pour prévenir et soigner les effets du cannabis en 2022-2023. Or, vérification faite, la DRSP de Québec m’écrit avoir reçu seulement 498 000 $ à cette fin.

Constat semblable à Montréal : le MSSS dit avoir transféré 11,7 millions à la DRSP locale en 2022-2023, mais cette dernière répond plutôt avoir reçu 4,1 millions, dans une première communication, m’expliquant en détail l’utilisation de l’argent.

Une fois informée de l’écart de 7,6 millions, dans un deuxième temps, la DRSP de Montréal se rétracte pour me dire qu’en réalité, elle n’est pas en mesure de bien savoir ce qui vient du Fonds du cannabis ou pas3

Selon ce que je comprends, l’argent du cannabis sert à financer un éventail de mesures sociales du réseau.

Sur les 111 millions du FPRMC de 2022-2023, 45 % ont été versés à des organismes sans lien direct avec le cannabis ou utilisés à d’autres fins que celles directement prévues par la loi, selon mon estimation.

Entre autres, admet le MSSS, quelque 35 millions ont été distribués à des organismes de lutte contre le tabagisme et le cancer, notamment, de même qu’à un institut – l’INESS – dont la mission est d’évaluer les coûts des technologies et médicaments. Il est aussi question d’un organisme voué au sport amateur (RSEQ), qui chapeaute des équipes comme les Carabins de l’Université de Montréal et le Rouge et Or de l’Université Laval4.

Autre utilisation des profits du pot, m’écrit le MSSS : « le développement de compétences personnelles et sociales des jeunes, y compris ceux de la DPJ, en vue de favoriser des choix de vie sains, le bien-être et la réussite éducative ».

Il est également question « d’encourager des actions communautaires visant à maintenir et à améliorer la qualité de vie dans les quartiers et les communautés ».

Des millions pour l’itinérance

Les profits du pot servent aussi à une autre fin bien indirecte : l’aide aux personnes itinérantes. Selon mes renseignements, 24 millions ont servi à loger les sans-abri du Québec ou à les accompagner dans le processus au cours de la seule année 2022-2023. C’est l’équivalent de 200 $ par mois par itinérant.

L’argent vient du Fonds de prévention et de recherche (environ 14 millions), mais aussi d’un autre fonds alimenté par les profits du cannabis (10 millions), appelé le Fonds de lutte contre les dépendances (FLCD)5.

Nul doute que cette clientèle a des besoins très grands et qu’une bonne partie fume du cannabis, mais les sommes allouées s’éloignent de l’objectif de la loi, soit de faire de la recherche, de la prévention et des soins curatifs en lien avec le cannabis.

En fin de compte, lorsque les fonds du cannabis concernent réellement la prévention et les soins, ils financent davantage des services pour les personnes ayant des problèmes avec les drogues dures (cocaïne, crystal meth, etc.), les jeux de hasard ou la cyberdépendance, selon ma compréhension, plutôt que ceux liés au cannabis.

Bref, les profits du pot ont une portée très large, mais floue. En soi, ce n’est pas nécessairement une catastrophe. Les besoins publics sont très grands, notamment dans le dossier des opioïdes, de l’itinérance ou de la DPJ.

Trop d’argent à dépenser…

Mais cette allocation molle des fonds, loin des objectifs premiers de la loi, est de nature à inciter les organismes à jouer d’astuces pour dépenser l’argent, à trouver des projets à subventionner, sans qu’il y ait une reddition de comptes claire des fonds dépensés et des résultats. Et à chaque niveau, des frais administratifs s’ajoutent6.

D’ailleurs, malgré ses intentions, le gouvernement n’est jamais parvenu à dépenser la totalité des fonds du cannabis. Année après année, les objectifs élevés de dépense établis en début d’exercice ne sont pas atteints. Dit autrement, il manque de projets pour épuiser l’argent, si bien qu’au 31 mars 2023, les deux fonds FLCD et FPRMC avaient des surplus inutilisés de 212 millions.

Une autre question se pose, par ailleurs : l’argent du pot représente-t-il toujours de l’argent frais pour les organismes bénéficiaires, ou remplace-t-il plutôt une partie du financement passé qui venait d’autres sources publiques ?

Les fonds de la SQDC ultimement alloués au ministère de la Sécurité publique et aux corps de police pourraient être un bon exemple. L’argent versé par le Fonds de lutte (FLCD) cette année – 39 millions – sert à lutter contre le commerce illicite du cannabis, de l’alcool et du tabac.

Or, comme la légalisation du cannabis a fait fondre le commerce illicite, à quoi peut bien servir ce nouvel argent ? Difficile d’imaginer que les corps de police ne consacraient pas davantage d’énergie à cet enjeu avant la légalisation et, donc, que l’argent du cannabis ne remplace pas, en partie, les anciens fonds utilisés aujourd’hui à d’autres fins7.

Maintenant que l’on contrôle mieux le produit, légalisé, quels sont ses effets sur l’anxiété, le sommeil et la mémoire ? Qu’en est-il des accidents de la route, des travaux sur les chantiers de construction, des résultats scolaires, de la créativité et tutti quanti ? Quel est l’effet à long terme pour les gros consommateurs ? Dans quelles circonstances est-il un bienfait ?

Maintenant que la légalisation a tué 70 % du marché noir sans provoquer le capharnaüm dans la consommation, maintenant qu’on voit la montagne de profits qui s’en dégage, ne serait-il pas temps de resserrer la loi ou de la redéfinir ? Verse-t-on assez à la recherche, encore embryonnaire ? Devrait-on cibler d’autres missions de dépenses et exiger une meilleure reddition de comptes et des résultats ? Les réponses m’apparaissent évidentes.

1. Le MSSS m’indique qu’en réalité, l’appellation « soins curatifs » – que les dictionnaires définissent comme ayant pour objectif de guérir – vise plutôt « la prévention et le traitement des dépendances » aux substances psychoactives, y compris le cannabis.

2. À Montréal, les groupes communautaires (Cumulus et autres) et des intervenants psychosociaux financés par la DRSP sont intervenus dans 128 écoles secondaires en 2022-2023 (72 % du total). Des centaines d’ateliers de prévention en classe et des kiosques de sensibilisation ont été montés. Les interventions visent l’ensemble des substances psychoactives.

3. L’argent additionnel non identifié servirait tout de même à la mission de prévention et de soins liés au cannabis, soutiennent le MSSS et la DRSP de Montréal, qui n’ont toutefois pu m’en faire la démonstration.

4. Le MSSS estime avoir versé environ 20 millions en 2022-2023 à des organismes comme le Conseil québécois sur le tabac et la santé, Capasana (lutte contre le tabac), le Réseau Sport éducation Fierté (RSEQ, sport amateur) et la Société canadienne du cancer. Une autre somme (environ 15 millions) aurait été attribuée à l’Institut national des soins en santé et en services sociaux (INESS), qui a pour mission « de promouvoir l’excellence clinique et l’utilisation efficace des ressources » dans le réseau, plus spécifiquement les coûts des technologies, médicaments et interventions.

5. L’argent du FLCD vient à 85 % des recettes de la SQDC (profits et taxes) et à 15 % de la SAQ et de Loto-Québec.

6. Fait révélateur : concernant l’itinérance, le MSSS a été incapable de me confirmer l’argent réellement investi par le Fonds de prévention et de recherche (FPRMC) pour loger les itinérants, malgré les deux semaines de délai que je leur ai données. Les 14 millions que j’ai indiqués viennent du Plan d’action interministériel en itinérance 2021-2026.

7. Aujourd’hui, le marché illégal du cannabis représente moins de 30 % de la valeur totale, selon Statistique Canada. Le nombre de plants de cannabis saisis par la SQ a d’ailleurs diminué de 46 % depuis la légalisation, passant d’une moyenne annuelle de 84 000 entre 2015 et 2018 à 45 000 entre 2019 et 2022.

« On serait capable d’en faire plus »

Didier Jutras-Aswad est l’un des chercheurs phares du Québec en matière de cannabis. Et selon lui, la communauté scientifique serait en mesure d’en faire bien plus si elle avait un meilleur financement.

Le psychiatre connaît le tabac, si l’on peut dire. Il est chef du département de psychiatrie du CHUM, expert des toxicomanies. Et il se spécialise dans la compréhension des effets du cannabis chez l’humain, notamment sur la santé mentale.

Depuis deux ans, il a obtenu des fonds venant ultimement des profits de la SQDC pour trois de ses projets. L’argent vient plus précisément du Fonds de prévention et de recherche en matière de cannabis (FPRMC), qui a consacré 111 millions cette année en recherche et en prévention.

« Il reste beaucoup de questions à élucider concernant le cannabis et les recherches coûtent cher. Ça prend des moyens et on est limités. Le financement qu’on obtient, c’est bien, on n’a pas à se plaindre, mais on peut en faire plus, d’autant qu’on a une très bonne capacité, au Québec, d’en faire plus », m’a-t-il expliqué.

Au cours de l’année 2022-2023, sur les 111 millions dépensés par le FPRMC, la recherche a obtenu quelque 6 millions, soit seulement 5 % du total. Les 95 % restants sont allés à la prévention au sens très large, au financement des logements pour les sans-abri et aux traitements liés aux substances psychoactives, dont le cannabis.

La prévention, c’est extrêmement important, mais faire de la prévention efficace demande plus de données scientifiques.

Le Dr Didier Jutras-Aswad, chef du département de psychiatrie du CHUM, expert des toxicomanies

En 2018, le Canada est devenu le deuxième pays au monde à légaliser la vente et la consommation de cannabis à des fins non médicales. Cinq ans plus tard, les retombées sociales sont globalement positives (chute du marché noir, produits plus fiables, moins d’arrestations, moins de préjugés).

Néanmoins, constate le président d’un laboratoire de recherche Didier Jutras-Aswad, « les retombées reliées à la santé des consommateurs de cannabis sont plus éparses et moins substantielles ». Dit autrement, cet objectif de la loi n’a pas été atteint.

Les subventions du FPRMC pour la recherche sont attribuées par un organisme appelé le Fonds de recherche du Québec. Sa directrice pour le volet Santé, Carole Jabet, tire des conclusions semblables concernant la capacité d’en faire plus.

« Je ne manque pas de projets. Avec 5 millions de plus, je trouverais le moyen de les investir », dit Mme Jabet, qui miserait notamment sur l’augmentation de la taille des équipes.

Depuis trois ans, 17 projets ont été acceptés. Les sujets traitent de l’impact de la consommation sur la santé des jeunes ou des femmes enceintes, de l’effet de l’exposition au cannabis sur le cerveau des bébés ou même des liens entre le cannabis et le plaisir sexuel.

Ils ont été choisis après des concours, évalués par des jurys composés de pairs. « On en reçoit suffisamment pour être à l’aise avec nos octrois, pour départager les bons et les excellents projets », dit cette titulaire d’un doctorat.

Bien que plus de fonds seraient bienvenus, il y a une limite à ce que l’écosystème de recherche pourrait absorber. Carole Jabet admet que le financement annuel de 6 millions pour le cannabis est une somme appréciable pour une thématique spécifique.

Trois exemples de recherches

Consommer du cannabis en laboratoire

Santé Canada suggère aux consommateurs du cannabis de privilégier des produits à forte teneur en CBD (cannabidiol), car ce composant réduirait les effets néfastes de la substance psychoactive THC (tétrahydrocannabinol). Mais est-ce bien le cas ?

C’est ce que vérifiera le psychiatre Didier Jutras-Aswad auprès d’utilisateurs occasionnels dans des tests en laboratoire. Son équipe fera consommer cinq produits de cannabis aux taux de THC et de CBD variables (en plus d’un placebo), à raison d’un par semaine. Une centaine de participants seront recrutés au cours des prochains mois. Le chercheur a obtenu une subvention de 760 000 $ pour ce faire, issue des profits de la SQDC.

En quoi le pot affecte-t-il la santé des jeunes

En quoi les jeunes utilisateurs assidus de cannabis sont-ils affectés par leur consommation ? Qu’en est-il de leur bien-être, de leur santé physique et mentale, de leur anxiété, de leur fonctionnement scolaire ?

L’équipe du médecin Didier Jutras-Aswad recrutera 350 jeunes de 18 à 24 ans qui consomment au moins une fois par semaine pour mesurer les effets du cannabis. En fait, les candidats en feront eux-mêmes le suivi en notant les effets dans une application informatique, que l’équipe du Dr Jutras-Aswad travaille à peaufiner. Une subvention de 676 000 $ a été accordée pour ce projet de recherche.

Les bipolaires et le message de Santé Québec

Les personnes souffrant de troubles psychotiques (bipolaires, schizophrènes, etc.) sont-elles rejointes par les messages sur le cannabis des organismes de santé publique ? Et si oui, comment ?

C’est ce que tentent de savoir le psychiatre Didier Jutras-Aswad et son équipe dans une étude qualitative (par entrevue) auprès d’une soixantaine de candidats et d’une trentaine de leurs proches. L’objectif est de savoir si les messages de prudence rejoignent les personnes qui ont des problèmes sévères de santé mentale. Le projet accepté en 2022 a reçu une subvention de 253 000 $.