Après seulement huit jours de grève, huit jours sans salaire, des femmes représentées par la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) qui travaillent dans nos écoles témoignaient déjà dans les médias de leurs problèmes financiers. Les demandes d’aide alimentaire fusaient, un groupe Facebook pour faciliter les dons avait été créé.

Une technicienne en éducation spécialisée qui fréquentait déjà les banques alimentaires avant le conflit de travail a raconté à ma collègue Caroline Touzin à quel point elle gratte les fonds de tiroir⁠1. Elle s’est mise à faire son pain et à participer à des cuisines collectives. Ses adolescents ont faim. Elle aussi, d’ailleurs.

Deux jours plus tard, à Tout le monde en parle, on apprenait que des profs manquaient eux aussi d’argent pour se nourrir. Malgré leur salaire significativement plus élevé que celui du personnel de soutien.

« Nous, depuis le début de la grève, on a une centaine d’enseignants et d’enseignantes qui se sont inscrits à nos services », a révélé Jean-Sébastien Patrice, directeur général de MultiCaf, un organisme communautaire qui aide les personnes à faible revenu à mieux s’alimenter.

Dès le départ, deux enseignantes avaient prédit les problèmes financiers provoqués par l’absence aussi incompréhensible qu’irresponsable d’un fonds de grève. Elles ont créé un groupe Facebook pour jumeler de façon anonyme de bons samaritains avec des enseignants dont le budget ne balance plus.

Environ 90 % des demandes reçues sur la page « Entraide pour les profs en grève » concernent l’alimentation, m’a précisé l’une des créatrices, Marjorie Guilbault. D’autres veulent de l’essence, des vêtements. Le groupe compte 12 000 membres.

Signe des temps, le Syndicat des Métallos a fait un don pour soutenir les grévistes de 100 000 $… sous forme de cartes-cadeaux d’épicerie.

Je n’ai pas souvenir d’une autre grève où les problèmes à se nourrir ont si rapidement et si abondamment été évoqués dans l’espace public. Vous ?

Le témoignage de l’enseignante Geneviève Savard, qu’on peut lire sur le site de Radio-Canada, est particulièrement troublant et révélateur d’un enjeu bien plus large que l’inexistence d’un fonds de grève⁠2.

« J’ai une super bonne carrière. Je suis allée à l’université. C’est un boulot que j’adore, sauf que je n’arrive pas. Puis au moindre truc comme ça, où est-ce qu’on me coupe mon salaire, j’appelle ça la traversée du désert. » Elle fait partie de celles qui ont demandé un coup de pouce dans le groupe « Entraide pour les profs en grève ».

Quand on passe quatre ans sur les bancs d’université, qu’on se fait ensuite embaucher par le gouvernement et qu’on a la chance d’avoir une bonne « job steady » avec un régime de retraite en or, on ne s’imagine pas devoir demander un jour la charité pour manger… entre deux paies.

Il est là, justement, le problème, même pour des grévistes ayant un salaire décent : le délai entre les deux paies s’est allongé.

Or, au Québec, 38 % des travailleurs vivent de paie en paie, selon une étude Léger réalisée à la fin d’août. Cette portion est moindre qu’à l’échelle nationale (47 %), mais tout de même préoccupante. Ce qui frappe, aussi, dans les statistiques, c’est l’écart entre les hommes (42 %) et les femmes (51 %) qui attendent leur paie du jeudi pour payer les comptes (données canadiennes).

Cette grève essentiellement féminine est très révélatrice de la précarité financière, du manque de marge de manœuvre au moindre pépin.

Bien sûr, les demandes d’aide et les témoignages d’insécurité démontrent l’importance de ce fameux coussin de trois à six mois de dépenses fixes (logement, épicerie, prêt auto, électricité, télécommunications) que les conseillers financiers suggèrent. Mais ces cris du cœur illustrent surtout à quel point ce conseil est difficile à suivre pour beaucoup de monde, surtout les femmes.

D’abord parce que leurs salaires sont inférieurs à ceux des hommes d’environ 12 %, selon Statistique Canada⁠3.

Imaginez, pas moins de 46 % des travailleuses du Québec ont un revenu annuel de moins de 30 000 $, ce qui rend l’épargne à peu près impossible.

L’endettement, dans bien des cas, devient un mode de vie. Ce groupe inclut justement beaucoup de personnel scolaire : techniciennes en service de garde, techniciennes en travail social et en éducation spécialisée et personnel du secrétariat. Leur revenu moyen est de 26 484 $, selon leur syndicat.

Il faut l’admettre, les femmes ne négocient pas leurs conditions de travail de façon aussi musclée que les hommes, comme l’a si bien écrit Patrick Lagacé dans une récente chronique⁠4.

Non seulement les revenus des femmes sont moindres, mais dans 77 % des familles monoparentales, ce sont aussi elles qui soutiennent financièrement les enfants. Elles disposent alors d’un revenu moyen de 1091 $ par semaine, alors que les hommes en solo peuvent compter sur 1514 $.

Et la pension alimentaire obligatoire, dans tout ça ? Encore faut-il avoir un ex qui accepte d’aller en médiation pour qu’un montant soit fixé. Encore faut-il avoir les moyens d’embaucher un avocat pour se rendre devant un juge. Encore faut-il que l’ex ait des revenus déclarés conformes à la réalité. Encore faut-il que le montant soit revu périodiquement. Encore faut-il que chaque discussion sur l’argent n’envenime pas le climat familial. Encore faut-il que…

Vous aurez compris que c’est loin d’être simple et automatique, malheureusement. D’ailleurs, il serait grand temps d’améliorer le système pour que tous les parents contribuent financièrement aux besoins de leur progéniture en fonction de leurs capacités. Pour l’instant, ses failles font surtout souffrir les femmes.

1. Lisez « “Mes ados ont faim. Et moi aussi.” » 2. Lisez l’article de Radio-Canada 3. Consultez les données de Statistique Canada 4. Lisez « Ces femmes en grève »