La Fondation Pierre Elliott Trudeau, dans la tourmente pour un don chinois, n’est pas une fondation ordinaire. En plus d’avoir été créée avec des fonds publics, elle dépense trois fois plus en rémunération et honoraires que les autres fondations et ne parvient pas à verser le minimum de dons exigé par le fisc depuis 5 ans.

J’ai pu faire ce constat en épluchant les états financiers des 5 dernières années des 14 principales fondations au Québec, entre autres. Leurs renseignements financiers sont publiés dans un registre de l’Agence du revenu du Canada*.

Par où commencer ? D’abord, en disant que je n’ai pu trouver aucune autre grande fondation financée à un tel niveau par des fonds publics. L’organisme a reçu 125 millions du gouvernement libéral de Jean Chrétien en 2002, dotation dont les rendements lui permettent de financer ses activités.

Pour comprendre ses finances, il faut savoir que la Fondation Trudeau fait ses propres activités de bienfaisance, contrairement à la plupart des autres.

En plus de distribuer de généreuses bourses à des étudiants brillants au doctorat, la Fondation leur paie des voyages à l’étranger et subventionne des conférences et des formations sur le leadership. Elle associe également aux boursiers des mentors – par exemple, d’ex-politiciens – payés chacun 20 000 $ par année pour aider deux boursiers, habituellement.

L’ultime mission de la fondation est vaste : encourager la recherche et la réflexion dans des domaines importants pour les Canadiens, selon ce qu’elle indique sur le site de Revenu Canada.

41 % des dépenses pour la rémunération

Mais ce « dynamisme et ce tourbillon d’activités », selon les termes d’un membre de la Fondation, a des incidences financières. Au cours du dernier exercice, la fondation a consacré 41 % de ses dépenses de 5,4 millions à la rémunération de ses employés et aux honoraires de consultants, selon le formulaire T3010 de Revenu Canada.

Cette proportion est trois fois plus élevée que la moyenne de 14 % des 14 principales fondations du Québec que j’ai analysées. À la Fondation Jean Coutu, par exemple, 11 % des dépenses servent à la rémunération et aux honoraires, proportion qui tombe à 5 % à la Fondation Saputo.

Deux autres des 14 fondations analysées ont aussi un niveau de dépenses de rémunération et honoraires élevé, soit la Fondation J. Armand Bombardier (30 %) et la Fondation McConnell (43 %).

Dans le cas de Bombardier, une telle part s’explique visiblement par la gestion d’un musée, d’un centre culturel et d’une bibliothèque à Valcourt, ville du fondateur de l’entreprise. Et c’est une raison technique qui explique les 43 % de la Fondation McConnell**.

Pour trouver des équivalents à la Fondation Trudeau, il faut probablement la comparer à des organismes de bienfaisance qui œuvrent directement sur le terrain, avec leurs propres employés, comme le YMCA ou Équiterre. Dans leur cas, la rémunération et les honoraires représentent 63 % et 76 % de leurs dépenses, respectivement.

Sauf que ces organismes n’ont pas ou ont peu de capital, contrairement à la Fondation Trudeau. Ils vivent de la collecte de dons. Surtout, la rémunération de leur principal dirigeant est bien moindre.

À la Fondation Trudeau, la rémunération inscrite à Revenu Canada pour le premier dirigeant – probablement la présidente démissionnaire Pascale Fournier, bien qu’aucun nom ne soit indiqué – était compris dans une fourchette de 250 000 $ à 300 000 $ en 2022. Cette somme est élevée pour un organisme qui gère un budget de moins de 6 millions.

Chez Équiterre, pour un budget semblable, la rémunération de la première dirigeante se situe entre 80 000 $ et 120 000 $.

Au YMCA, cette rémunération varie entre 200 000 $ et 250 000 $, mais le budget est sept fois plus gros (46 millions).

Bref, même si la Fondation Trudeau est un organisme hybride, la part consacrée à la rémunération et aux honoraires paraît fort élevée. Chez les 14 principales fondations analysées, la rémunération du premier dirigeant est de moins de 210 000 $ pour un budget moyen de 28 millions, rémunération bien moindre qu’à la Fondation Trudeau.

La Fondation Trudeau n’a pas été gérée sans gouvernail, tant s’en faut. Elle a un conseil d’administration sérieux et ses états financiers complets – tous publics – sont vérifiés par une firme comptable reconnue.

De plus, l’entente de 125 millions avec le gouvernement fédéral en 2002 l’obligeait à faire vérifier la pertinence de ses activités par un organisme externe tous les cinq ans. L’entente, amendée en 2017, exige aussi que ses dépenses d’exploitation – ce qui inclut la rémunération – soient plafonnées.

Or voilà, depuis 2016, la Fondation a excédé ce plafond à 5 reprises. Pour combler ce manque à gagner, la Fondation a dû puiser 801 000 $ sur 6 ans dans les fonds privés qu’elle a collectés, indiquent ses états financiers.

Je n’ai pu parler à des experts de Revenu Canada, en raison de la grève. Dans le milieu des fondations, on m’indique toutefois qu’aucune limite fiscale n’est imposée pour les frais d’administration des fondations, vu la nature différente de leurs activités, ce qui est plutôt étonnant.

Pas assez de dons, selon les règles fiscales

Comme toutes les fondations importantes, celle de Trudeau est obligée de dépenser 3,5 % de son actif en activités de bienfaisance chaque année, en vertu des règles fiscales.

Or, au cours de 4 des 5 dernières années, la Fondation Trudeau n’est pas parvenue à atteindre ce seuil exigé par le fisc. En 2022, par exemple, la Fondation a dépensé seulement 2,9 % de son actif pour des œuvres de bienfaisance, ce qui la place au 13rang des 14 principales fondations que j’ai comparées.

Deux autres fondations privées ont été dans une situation semblable au cours de la dernière année disponible, soit la Fondation Goodman (2,8 %) et la Fondation Rossy (3,1 %). Sauf que dans leur cas, les contributions des cinq dernières années ont été telles que le seuil sur 5 ans est atteint (3,5 % pour Rossy et 3,8 % pour Goodman), ce qui n’est pas le cas de la Fondation Trudeau (3,1 %).

Pourquoi cette obligation de 3,5 % ? Parce que le fisc veut s’assurer que les fondations retournent bel et bien des fonds à la communauté, étant donné les généreux avantages fiscaux accordés à leurs contributeurs lors du don initial, typiquement des gens d’affaires. Les fondations ne sont pas destinées à être des abris fiscaux, mais des organismes de financement perpétuel d’œuvres de charité.

La règle s’applique à tous, même à la Fondation Trudeau, née d’un financement public, mais qui remet tout de même des reçus fiscaux.

Revenu Canada ne plaisante pas avec les incartades à ce sujet : « des montants manquants répétés peuvent mener à la révocation de l’enregistrement de l’organisme de bienfaisance », indique-t-elle sur son site web.

Dit autrement, une fondation pourrait perdre son droit de remettre des reçus pour déductions d’impôts aux donateurs.

La Fondation Trudeau s’explique

La Fondation a répondu à l’essentiel de mes questions, mais par courriel. Elle juge que mon calcul de la part des dépenses consacrées à la rémunération et aux honoraires (41 % en 2022) « semble trompeur », car il englobe les frais de gestion pour l’investissement de son actif, de 144 millions. La part consacrée à la seule rémunération des 16 employés et à la collecte de fonds atteint plutôt 21 %, me dit-elle.

Selon mon analyse, même en retranchant les honoraires de professionnels et consultants, la rémunération à la Fondation (24 % des dépenses depuis 5 ans) est supérieure à toutes les autres analysées, sauf celle de la Fondation Bombardier (29 %), qui gère un centre culturel. La moyenne des 14 fondations analysées est de 7 % au cours de l’année la plus récente.

La Fondation confirme mes données sur sa proportion de dons depuis 5 ans, notamment la part de 2,9 % de l’actif en 2022. Elle dit que ses activités de bienfaisance ont été très affectées par la pandémie, mais affirme ne pas avoir reçu d’avis des autorités fiscales lui indiquant qu’elle serait en défaut de respecter le contingent de 3,5 %.

Les règles fiscales, dit-elle, permettent de combler le manque à gagner d’une année avec certains versements excédentaires à 3,5 % faits dans le passé ou qui seront faits dans le futur***. Elle n’a pas les détails, en raison du départ récent de la PDG et de la directrice de l’exploitation.

Des fonds totalisant 9 milliards

N’empêche, la Fondation aura fort à faire pour redresser la situation. Une nouvelle règle adoptée par la ministre fédérale des Finances, Chrystia Freeland, exige que le seuil minimal de dons passe de 3,5 % à 5 % dès 2023. La Fondation devra donc augmenter de près de 70 % les sommes consacrées à la bienfaisance par rapport à 2022.

Elle n’est pas la seule, remarquez. Parmi les 14 fondations du Québec analysées, seules deux ont dépassé le seuil de 5 % en 2022, soit la Fondation Trottier (9,3 %) et la Fondation Bombardier (5,3 %).

Prises dans leur ensemble, les 14 fondations ont un actif de 9 milliards et le passage à la règle de 5 % devrait, à terme, faire passer leur contribution d’ensemble de 344 millions en 2022 à 447 millions, voire 490 millions, selon mes estimations.

Il s’agit d’un bond considérable de 104 à 176 millions pour le milieu communautaire québécois… et c’est tant mieux. Reste à savoir dans quel état sera la Fondation Trudeau une fois la tempête passée.

* Consultez la liste des organismes de bienfaisance et de certains autres donataires reconnus du gouvernement fédéral

** À la Fondation McConnell, les trois quarts des honoraires de professionnels sont en fait des contrats de dons versés à des organismes de charité non reconnus, notamment autochtones. En les retranchant, la part des dépenses consacrée à la rémunération et aux honoraires passe de 43 % à 23 %. De plus, une partie des fonds de la Fondation McConnell est consacrée à ses propres œuvres de bienfaisance.

*** « Les règles de Revenu Canada stipulent qu’on peut reporter les dépenses excédentaires sur les cinq exercices suivants ou sur l’exercice précédent », m’écrit la Fondation.

Une version précédente de cette chronique faisait référence au salaire du premier dirigeant des fondations, alors qu’il fallait plutôt écrire rémunération, qui englobe le salaire et les avantages sociaux (régime de retraite, régime d’assurances, etc.), entre autres.