La question commence à hanter les marchés : faudra-t-il une récession pour mater l’inflation ? Et même, une récession serait-elle une bonne façon de nettoyer les phénomènes inflationnistes indésirables, comme la spéculation ?

Rarissimes sont les économistes qui souhaitent une récession ou l’envisagent comme solution. Car ce mot honni commençant par R entraînerait des conséquences dramatiques qui peuvent créer du désordre social : des mises à pied, des faillites, de l’endettement, des saisies de maison, etc.

Mais la question se pose : les hausses de taux des banques centrales pour freiner l’inflation seront-elles suffisantes pour ralentir l’économie sans la faire tomber en récession1 ? Et le cas échéant, une récession assainirait-elle l’économie, comme un abcès qu’on crève ?

Depuis le 2 mars, la Banque du Canada a haussé son taux directeur de 0,75 point de base, et il est maintenant à 1 %. Une autre hausse de 0,5 point est attendue en juin, ce qui le porterait à 1,5 %. L’influente banque centrale américaine (Federal Reserve) suivra le même rythme et aurait le même taux en juin.

Par la suite, les économistes s’attendent à voir le taux directeur avoisiner les 2 % à 3 % à la fin de 2022. Une telle hausse se répercutera nécessairement sur la série de taux à court terme et donc sur certains taux hypothécaires, par exemple.

Faut-il rappeler qu’une augmentation des taux d’intérêt incite les consommateurs à placer leur argent plutôt qu’à le dépenser, freinant ainsi la demande pour les biens et services et, donc, l’inflation.

Le taux directeur resterait historiquement bas, à 3 %, mais certains estiment qu’à ce niveau, il pourrait provoquer une récession.

Pourquoi donc ? Parce que les taux d’intérêt de court terme pourraient alors devenir plus élevés que ceux à long terme. Et qu’une telle inversion de la courbe des taux, signe du manque de confiance dans l’avenir, est annonciateur de récession.

Depuis 60 ans, il est arrivé à 10 reprises que les taux d’intérêt des bons du Trésor à 3 mois ont grimpé au-dessus de celui des obligations à 10 ans aux États-Unis. Et 9 fois sur 10, une telle situation s’est traduite par une récession, constate l’économiste en chef de la Banque Nationale, Stéfane Marion.

Actuellement, ce taux des bons du Trésor à 3 mois au Canada, fortement influencé par le taux directeur de la Banque du Canada, est à 1,3 %. Au rythme où vont les choses, il pourrait donc grimper à environ 3 % à la fin de 2022 et se retrouverait au même niveau que celui des obligations à 10 ans.

Ce taux à 10 ans, plutôt indépendant du taux directeur de la Banque du Canada, est à 2,87 % actuellement, et ne devrait plus grimper beaucoup, selon les économistes. Bref, une inversion en vue de la courbe des taux, annonciatrice d’une possible récession au printemps 2023.

Cela dit, Stéfane Marion croit que les banques centrales agiront avec prudence. Une hausse plus modeste du taux directeur ralentira l’économie et sera suffisante pour freiner l’inflation, croit-il. « Pas besoin de récession », dit l’économiste, qui prévoit donc un atterrissage en douceur.

L’économiste Maurice Marchon croit qu’une récession provoquée par une hausse des taux d’intérêt résoudrait en partie les problèmes d’inflation, « mais qu’il ne faut pas se rendre jusque-là », dit le professeur émérite de HEC Montréal.

Le conjoncturiste croit néanmoins qu’une récession n’est plus à exclure d’ici un an, notamment en Europe et aux États-Unis. « On sera fixé d’ici la fin de 2022 », dit-il, jugeant que le Canada et le Québec sont toutefois moins touchés par la guerre et le choc pétrolier.

Pas qu’une question de taux

Un simple ralentissement pour mater l’inflation, donc ? Et une hausse de taux raisonnable ? Le hic, c’est que l’inflation n’est pas seulement causée par une forte demande des consommateurs et des entreprises, dont les coffres sont bien garnis. Elle est aussi le fruit de chocs de l’offre, expliquent Stéfane Marion et Maurice Marchon.

Sébastien Lavoie, économiste en chef de la Banque Laurentienne, estime qu’environ la moitié de l’inflation est provoquée par la forte demande, et que l’autre moitié vient d’un choc de l’offre. Ce choc s’explique par l’explosion des prix du pétrole, d’une part, et les contraintes imposées à la chaîne d’approvisionnement mondiale, d’autre part. La guerre en Ukraine et la COVID-19 – qui bouleverse encore la production chinoise – sont responsables de ce choc de l’offre.

À ces éléments s’ajoute, notamment au Québec, le vieillissement de la population, qui accentue la pénurie de main-d’œuvre et fait pression sur les salaires.

De moins en moins d’économistes croient que l’inflation est un phénomène post-pandémique temporaire. En revanche, l’inflation sera retombée dans une fourchette plus modeste d’ici de trois à cinq ans.

Selon Maurice Marchon, tout dépendra de la réaction du marché du travail.

Le problème s’aggravera si les pressions inflationnistes sont transférées directement vers les demandes salariales, qui auront alors un effet haussier sur le prix des biens et services, avec une spirale alors difficile à freiner.

Sur le terrain, justement, on constate que les employés veulent que leurs salaires suivent le rythme. On l’a vu avec les récentes ententes de l’entreprise agroalimentaire Olymel, comme dans le récent rejet des employés de Bombardier d’une offre patronale jugée pas suffisamment généreuse.

Selon le président du Conseil du patronat du Québec, Karl Blackburn, l’économie est bel et bien plongée dans une spirale inflationniste.

« C’est la tempête parfaite pour les employeurs. Il y aura des fermetures dans certains secteurs, comme la restauration, le tourisme et le commerce de détail, car les entreprises n’auront pas la capacité de refiler les hausses de coûts aux clients », dit-il.

Signe encourageant, cependant, dans les nouvelles conventions collectives, les parties syndicales et patronales négocient des hausses salariales qui ne sont pas fixes à moyen terme, et donc provocatrices d’inflation.

Il est plutôt question d’entente où le niveau des hausses sera en fonction de l’inflation éventuelle, m’explique la présidente de la CSN, Caroline Senneville. Par exemple, on n’inscrit pas 5 % de hausse à la troisième année, mais plutôt une hausse selon l’Indice des prix à la consommation, plus une petite marge.

« Le mot “inflation” va être bien présent dans les négociations, surtout que les hausses de prix touchent les besoins de base comme le logement, la nourriture et le transport », dit Mme Senneville.

À n’en pas douter, la situation économique est complexe et très délicate.

1. Une récession est définie comme une décroissance du produit intérieur brut pendant deux trimestres consécutifs.