En 2019, je rencontrais Lorne Trottier, président et cofondateur de Matrox, parce qu’il venait de réaliser à 71 ans la plus importante transaction de sa vie en rachetant 50 % des actions que détenait son ex-associé. Deux ans et demi plus tard, il vient pourtant de conclure une transaction plus gigantesque encore en vendant la division Imagerie Matrox à l’américaine Zebra Technologies pour 1,1 milliard.

Mis à part Guy Laliberté, Stephen Jarislowsky ou Jean Coutu, il n’y a pas beaucoup d’entrepreneurs québécois qui se sont retrouvés milliardaires du jour au lendemain en vendant les actions des entreprises qu’ils avaient fondées.

Lorne Trottier vient de s’ajouter à cette liste sélecte et il affiche pourtant le même stoïcisme et la même réserve qui l’ont toujours caractérisé.

« Une fois que l’annonce de la transaction a été faite lundi soir, le PDG de Zebra m’a appelé mardi après-midi pour me dire que je devrais aller célébrer ça en amenant ma femme dans un grand restaurant. On a pensé aller au St-Hubert, mais finalement on n’a pas eu le temps », me raconte l’entrepreneur techno avec ce ton de l’autodérision qu’il manie si bien.

Lorne Trottier est en fait doublement heureux. En vendant la division Imagerie de Matrox, il assure un avenir prometteur aux 200 ingénieurs qui vont continuer d’y travailler à Montréal et il pourra poursuivre le développement de l’autre grande division, Matrox Video, qui emploie 500 personnes dans les deux autres bâtiments du campus Matrox à Dorval et qui demeure sa propriété.

Méconnue du grand public, parce qu’elle est demeurée privée et est toujours restée discrète, Matrox est pourtant l’une des entreprises de haute technologie les plus innovantes – et les plus rentables – du Québec et du Canada.

Cofondée en 1976 par deux jeunes ingénieurs de chez Marconi, Lorne Trottier et Branislav Matic, Matrox s’est rapidement illustrée au début des années 1980 en créant une interface vidéo permettant aux mini-ordinateurs d’afficher les données transmises par satellite.

Dans les années 1990, Matrox était mondialement reconnue pour ses cartes graphiques d’animation pour ordinateurs personnels qui ont permis le développement des jeux vidéo.

Depuis 20 ans, Matrox poursuit son développement autour de deux axes principaux : l’informatique graphique et la vidéo pour tout ce qui est support visuel dans le domaine de l’image, et la vision par machine qui permet aux robots et même aux puces électroniques de voir.

« C’est grâce à notre technologie que l’on peut brancher mille fils plus petits que la taille d’un cheveu sur un circuit électronique en une fraction de seconde. C’est cette technologie que Zebra voulait acquérir et que l’on a vendue », m’explique Lorne Trottier.

Tout un retournement de situation

Ce qu’il y a de particulier dans la transaction que viennent de réaliser Matrox et Lorne Trottier, c’est que Zebra Technologies avait déjà tenté d’acquérir, il y a trois ans, 50 % des actions de Matrox lorsque Lorne Trottier a voulu racheter les parts de son ex-associé.

Les deux fondateurs ne s’entendaient pas sur la gestion et la direction que devait prendre Matrox depuis des années. En 2019, le cofondateur Branislav Matic a donc mis aux enchères son bloc de 50 % d’actions et c’est Lorne Trottier qui l’a racheté, en surpassant notamment l’offre de Zebra et en réalisant ainsi la plus grosse transaction de sa vie.

On parle ici de centaines de millions que Lorne Trottier a accepté de payer pour poursuivre le développement de Matrox.

« Zebra n’avait pas le bon prix. Mais ils sont revenus l’été dernier pour me proposer cette fois de racheter la division Imagerie. C’est le segment de marché qu’ils jugent le plus prometteur, dans lequel ils voulaient investir, et on a commencé à négocier. Ç’a été assez prenant », admet Lorne Trottier.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Lorne Trottier, président et cofondateur de Matrox

J’ai accepté leur offre parce que le prix de 875 millions US était bon et parce que la division Imagerie va rester à Montréal et être dirigée d’ici.

Lorne Trottier, président et cofondateur de Matrox

Zebra Technologies est une entreprise spécialisée dans les équipements programmables, les logiciels et l’automatisation des procédés industriels dans tous les secteurs d’activité, notamment auprès de 94 des entreprises qui forment la liste du Fortune 100.

« Ils ont payé beaucoup plus cher que ce qu’ils étaient prêts à payer il y a trois ans parce qu’on a profité de la forte valorisation du secteur des technos des trois dernières années et que l’industrie des semi-conducteurs est en effervescence, en raison notamment de la course à l’auto électrique », observe Lorne Trottier.

Bonis, impôts et Fondation

N’empêche, empocher subitement une cagnotte de 1,1 milliard, ça reste un gros coup d’argent. Bien sûr, Lorne Trottier va rembourser le coût d’acquisition des actions qu’il a rachetées en 2019, mais le gain en capital va rester colossal. La facture d’impôt va être élevée…

Ce qui est le moindre des soucis de l’entrepreneur philanthrope qu’il est.

« Je crois comme Warren Buffett et Bill Gates que l’on doit remettre à la communauté plus de 50 % des gains que l’on fait. L’impôt, ça ne me dérange pas », insiste-t-il.

Le président de Matrox entend également verser un boni important aux employés de l’entreprise parce qu’ils font partie de son succès, tout comme il entend investir massivement dans le développement de la division vidéo de Matrox pour qu’elle entreprenne un nouveau cycle d’innovation.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Lorne Trottier, président et cofondateur de Matrox

En techno, on est comme des chats, on a neuf vies. On entreprend une nouvelle vie.

Lorne Trottier, président et cofondateur de Matrox

Une partie du résultat de la vente à Zebra viendra aussi garnir les coffres de la Fondation de la famille Trottier qu’il a mise sur pied au début des années 2000, qui a réalisé à ce jour des dons de 200 millions et qui est aujourd’hui toujours dotée de 230 millions.

La Fondation Trottier a notamment fait un don de 22 millions à la faculté de génie de l’Université McGill, où Lorne Trottier a étudié, pour la construction d’un pavillon et d’une chaire de recherche, et un autre de 10 millions à Polytechnique pour la création de l’Institut de l’énergie Trottier, spécialisé dans l’étude des changements climatiques.