Enfant, j’aimais surtout Woolco. Pour sa vente à 1,44 $. C’était toujours bondé, on sentait la frénésie avant même de franchir les portes. Je ne me faisais pas davantage prier pour aller chez Distribution aux consommateurs. J’étais fascinée par son système unique de petites feuilles qu’il fallait remplir sur un comptoir avec un crayon de bois. Mes souvenirs de Steinberg et de Croteau sont tout aussi précis. Allez savoir pourquoi.

Je ne sais plus trop si ces commerces étaient encore ouverts pendant mon adolescence, mais chose certaine, l’élu de mon cœur est devenu Le Château. C’est là que j’ai acheté mes premiers vêtements avec mon propre argent.

Il y a eu ce short turquoise avec des poches rondes et originales que j’ai toujours conservé. Quelques robes fleuries, aussi. Et un veston noir avec le dos en dentelle que je portais à la polyvalente. C’était vraiment trop chic pour un cours de mathématiques. Mais il me rendait fière, car je l’avais payé cher.

La boutique des Galeries Chagnon, à Lévis, était en bas, près de la foire alimentaire et du marchand de disques. Une cassette de Madonna et une robe la même journée, c’était magique.

Des années plus tard, dans les années 2000, je me suis mise à écrire sur la vente au détail et à suivre chaque trimestre les résultats financiers du Château. En 2007, les affaires étaient excellentes. Si bien que l’action était passée d’environ 15 $ à plus de 60 $ en trois ans. L’un de mes textes a porté sur son fractionnement (4 pour 1).

Le détaillant comptait 190 magasins au Canada et 5 dans la région de New York, dont 1 sur Broadway. Les ventes dépassaient 300 millions par année. Seule ombre au tableau : les activités américaines étaient déficitaires. Mais la direction s’en formalisait peu. « On est surtout là pour des raisons publicitaires. Ce n’est pas vraiment pour faire de l’argent. C’est presque pour dire : on a réussi à être là », m’avait confié le vice-président aux finances, Johnny Del Ciancio.

J’étais loin de me douter que c’était le début de la fin.

* * *

Le ciel s’est sans cesse assombri pour l’enseigne créée en 1959 par Herschel Segal. D’un point de vue financier, du moins.

La mode éclair s’est imposée avec l’arrivée au Canada de Zara, H&M et Forever 21. Tenir tête à ces géants qui changeaient de collections toutes les six semaines plutôt que chaque saison était un défi pratiquement impossible à surmonter.

L’enseigne a tenté une pléiade de stratégies pour garder la tête hors de l’eau. Les idées semblaient généralement prometteuses.

Le Château a voulu changer d’image, améliorer la qualité de ses produits, séduire les professionnelles de 35 ans et plus. Il a lancé des collections allant de la taille 00 à 24, insisté sur ses origines montréalaises, vendu ses vêtements sur Amazon, élaboré une stratégie de vente en gros aux États-Unis, misé sur les robes de mariée, habillé des vedettes du petit écran lors de galas.

Mais ça ne fonctionnait pas. C’en était désolant.

Coup d’œil à mes archives : « Le Château confiant de se relever » ; « Le Château adopte la stratégie des petits pas pour atteindre sa nouvelle cible » ; « Le Château creuse sa perte » ; « Le Château perd 25 % de sa valeur » ; « Affaibli, le Château voit le bout du tunnel » ; « Le Château fait-il fausse route ? » ; « La survie du Château menacée ».

Ouf !

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le magasin Le Château des Promenades St-Bruno

Quand on sait que le dernier exercice profitable fut celui de 2010, on réalise que c’est déjà un miracle que l’entreprise ait survécu si longtemps. Mais là, c’est vrai que c’est la fin. Le syndic, PwC, m’a confirmé que les magasins fermeraient pour de bon le 30 juin.

Encore une fois, c’est comme si Le Château refusait de s’écrouler. La fermeture avait d’abord été annoncée pour le 30 avril.

J’aurais bien aimé discuter de tout ça avec M. Segal, 90 ans, qui survit à son bébé de 62 ans. Mais des semaines de tentatives auprès de sa firme de relations publiques MaisonBrison Communications n’ont rien donné, sans que je réussisse à savoir pourquoi. Ce n’est pas une question de santé, deux collaborateurs m’ont assuré qu’il était en pleine forme.

Le thème de la persévérance en affaires aurait été aussi pertinent qu’instructif pour la relève. Car peu d’entrepreneurs montréalais ont traversé six décennies de hauts (si hauts) et de bas (si bas).

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Herschel Segal

Ce n’est pas tous les jours que des entreprises locales, présentes dans nos vies et nos garde-robes depuis les années 1950, s’évaporent. Même si nos bons souvenirs du Château remontent à quelques décennies, ça fait un petit pincement au cœur.

Pour beaucoup de femmes, Le Château rappelle le bal des finissants et l’importante quête de la parfaite robe pour ce moment charnière. Pour de nombreux experts du milieu de la mode, c’était un employeur qui leur permettait de créer des vêtements.

Pour le Québec, c’est une marque iconique qui disparaît du paysage après avoir traversé la Révolution tranquille, une poignée de récessions, les frontières, un nombre incalculable de modes éphémères et même… une liquidation en pleine pandémie.