Le 13 décembre 1979, l’histoire contemporaine du Canada et du Québec est bouleversée par une décision en apparence anodine.

Quelques mois plus tôt, le premier ministre Joe Clark avait refusé d’accorder aux six députés du Crédit social le statut de parti reconnu aux Communes, une demande pressante de leur chef Fabien Roy. Pas de budget de recherche ni de questions en Chambre pour ces élus du Québec rural. Les créditistes ne vont pas tarder à se venger. Détenteurs de la balance du pouvoir, leur abstention lors du vote du budget du ministre des Finances John Crosbie cause la chute du gouvernement minoritaire de Joe Clark, neuf mois après son élection.

Que serait-il arrivé si le verdict de ce 13 décembre avait été différent ? On ne le saura jamais. Mais s’il avait survécu, le gouvernement n’aurait pas dû déclencher des élections générales. Pierre Trudeau, qui avait démissionné, ne serait pas redevenu premier ministre en février 1980. Sans Trudeau, le résultat du référendum de 1980 aurait pu être différent, mais surtout, le rapatriement unilatéral de la Constitution en 1982 n’aurait pas eu lieu. Il n’y aurait pas eu d’accord du lac Meech en 1987 et donc pas d’échec constitutionnel trois ans plus tard. Le Parti québécois de Jacques Parizeau n’aurait pas eu le même élan pour les élections générales de 1994. Le Canada d’aujourd’hui serait sans doute très différent.

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Joe Clark lors de sa victoire à la chefferie du Parti progressiste-conservateur, en février 1976

Le leadership de Joe Clark est très fragile. Il n’arrive pas à contrôler son caucus. Un groupe de députés, défiant son autorité, achète une station-service pour avoir le plaisir de vendre de l’essence au gallon, défiant l’application du système métrique, cautionnée par Clark. Devant l’évidence d’un putsch, Mulroney commence à organiser une seconde course à la direction, déterminé cette fois à ne pas refaire les mêmes erreurs qu’à sa première tentative. Ses vieux copains Fred Doucet, Peter White, Michel Cogger et Jean Bazin l’entourent. Il rejoint aussi des conservateurs de longue date : Guy Charbonneau, Charlie McMillan, Sam Wakim et Frank Moores. Des organisateurs arrivent, Pierre Claude Nolin, Rodrigue Pageau et Jean-Yves Lortie.

Libéré de son engagement auprès de l’Iron Ore, Mulroney lance une tournée nationale, pour rendre publiques ses positions sur plusieurs enjeux nationaux, alors qu’on l’avait accusé de manquer de substance durant la première course.

Ses thèmes : la recherche, l’ouverture aux marchés étrangers, le programme énergétique du gouvernement Trudeau, la réduction de la taille de l’État. Un passage délicat toutefois : la faiblesse du prix du fer entraîne la fermeture de la mine de Schefferville et, par conséquent, de la ville. Mulroney s’explique en commission parlementaire, sur place. Puis s’emploie à diffuser son message sur toutes les tribunes.

En décembre 1982, une déclaration de Mulroney laisse ses partisans perplexes, lors d’un point de presse commun avec Joe Clark à Montréal. Devant les caméras, il affirme que le plus sûr moyen de faire table rase du gouvernement libéral, « c’est de confirmer le leadership de M. Clark ». Il avait réuni ses troupes chez lui à Westmount pour les prévenir : il fallait ranger les armes. En apparence, tout au moins.

Une campagne difficile

En janvier 1983, à Winnipeg, les conservateurs réunis en congrès doivent se prononcer sur le leadership de Clark. Il n’obtient que 66,9 % d’appuis, le même niveau que deux ans plus tôt. « Ce n’était pas un mandat assez clair pour permettre une forte unité nécessaire pour notre parti », lance Clark dans son discours. Il décrète une nouvelle course à la direction du parti, et, surprise, il sera sur la ligne de départ !

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Brian Mulroney en campagne à Montréal, en mars 1983

Mulroney a son rendez-vous avec l’histoire. Pour sa tournée visant à justifier la fermeture de Schefferville, il prépare sa présentation pendant deux semaines. « Si je me cassais la gueule à Schefferville, c’était la fin », expliquera-t-il. Il tient à ce que la fermeture se passe bien : les résidants qui le souhaitent pourront racheter leur maison pour un dollar symbolique, et ceux qui partiront obtiendront le remboursement de leurs frais de déménagement. Mulroney passe le test.

Il coupe les liens avec l’Iron Ore et démissionne de nombreux conseils d’administration. Pour lui permettre de se renflouer comme pour montrer la force de son organisation, ses disciples organisent une soirée des « Amis de Brian Mulroney » au Ritz-Carlton. Près de 3000 personnes s’y présentent.

Sa candidature comme chef conservateur ne fait plus de doute. « À très, très bientôt », badine-t-il à la clôture de la réunion.

Au Québec, la bagarre est féroce pour les slates – les listes de délégués choisis dans les circonscriptions en vue du congrès. Un épisode aura un retentissement important : l’organisation Mulroney recrute quelques dizaines de sans-abri de la Mission Old Brewery. Inscrits comme membres conservateurs, ils se voient confier un mandat simple, et bref : voter pour des délégués acquis à Brian Mulroney.

Une course à la direction d’un parti impose parfois des compromissions. Brian Mulroney se prononce contre le libre-échange, un recul stratégique, car il en sera un farouche partisan aux élections de 1988. Le côté cossu de sa précédente campagne lui avait nui – il arrivera cette fois en Chevette plutôt qu’en limousine au congrès.

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Brian Mulroney et sa femme, Mila, se fraient un chemin parmi les partisans progressistes-conservateurs au congrès du parti de juin 1983.

Le 10 juin 1983, devant les délégués congressistes, il provoque les délégués : « Tout le monde dit que nous sommes une bande de perdants ? Pourquoi ? » Parce que les conservateurs n’ont pas de succès au Québec. Il faudra quatre tours de scrutin à Mulroney pour l’emporter sur Joe Clark – il obtient 54 % des suffrages, seulement 250 voix de plus que l’éphémère premier ministre.

Mulroney entre aux Communes

Elmer Mackay, dont le fils Peter allait plus tard diriger le Parti conservateur, cède vite son siège pour permettre à Mulroney de faire son entrée aux Communes. Trudeau déclenche une élection partielle dans la circonscription néo-écossaise de Nova-Centre, pour le 29 août. Contrairement à la tradition, les libéraux mènent une âpre lutte au nouveau chef, qui l’emporte néanmoins.

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Le leader progressiste-conservateur Brian Mulroney applaudi par les députés à son arrivée à la Chambre des communes, en 1983. À droite, le premier ministre de l’époque, le libéral Pierre Elliott Trudeau.

Son entrée à la Chambre des communes est un succès. Il fait crouler de rire les députés, expliquant que durant sa campagne dans Nova-Centre, son adversaire libéral avait fréquemment attaqué « un politicien québécois, qui n’habite pas dans sa circonscription et qui demeure gratuitement dans une maison d’un million de dollars ». Il conclut en faisant mouche, devant Pierre Trudeau. « Premier ministre, je vous ai défendu vigoureusement ! », souligne-t-il dans ses mémoires.

Mais une question plus fondamentale marque sa première année de parlementaire. Le 13 décembre 1979, encore, la Cour suprême avait invalidé sept articles de la loi 101, mais avait du même souffle accordé le droit aux Franco-Manitobains d’avoir des procès dans leur langue. Mulroney est le chef du parti qui a exécuté Louis Riel, près d’un siècle plus tôt.

Les libéraux voient l’occasion de susciter un schisme chez les conservateurs. En Chambre, la « première rondelle lancée par Trudeau », un projet de résolution où les partis pourraient exprimer leur appui aux revendications des Franco-Manitobains. Un « piège à ours ». Mulroney réunit son caucus et prévient les députés : cette résolution table sur « l’hypothèse que vous êtes assez stupides pour ne pas vous rendre compte de ce qui se passe et sur la certitude que certains d’entre vous vont voter contre, diviser le parti ». « J’utilisai alors un langage grossier et je dis à mes députés de se fermer la gueule », raconte Mulroney dans son autobiographie. Il menace d’expulser tout député qui voterait contre.

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En 1984, le premier ministre Brian Mulroney a nommé Joe Clark Secrétaire d’État des Affaires extérieures. On les voit lors d’une rencontre au Lac Meech, en octobre 1984.

Il obtient de Trudeau que le vote ne se fasse pas par appel nominal. La Chambre est unanime. « J’ai acquis l’impression que la position que j’avais prise était perçue comme dépassant la question linguistique, il s’agissait plutôt d’une question de leadership », écrit Mulroney.

Le 29 février 1984, Trudeau annonce son départ. Le nouvel aspirant libéral John Turner tergiverse, lui, sur la question du français au Manitoba : « il s’agit d’une initiative provinciale et la solution doit être provinciale ». Turner devient premier ministre, mais avant de partir, Pierre Trudeau lui laisse un présent empoisonné : 19 nominations partisanes dont on réentendra parler.