(Ottawa) En patrouillant dans leur voiture à quelques coins de rue du marché By, les agentes Taryne Smith et Vanessa Parsons de l’Unité de santé mentale du Service de police d’Ottawa reçoivent un appel d’urgence. Un homme suivi depuis des années pour traiter une schizophrénie et qui a cessé dernièrement de prendre ses médicaments est en train de briser des meubles dans sa maison de l’est de la ville. Effrayée, sa femme s’est réfugiée sur le trottoir et appelle les policiers à l’aide.

Les agentes Smith et Parsons se mettent en route. D’autres collègues arrivent sur place avant elles. En vain : l’homme a quitté les lieux.

Les policiers sont en train de discuter avec la femme quand son mari revient vers sa maison. Il n’est plus agressif, mais il reste embrouillé. Malgré cet apparent retour au calme, les agents l’emmènent contre son gré à l’hôpital.

Une situation qui aurait pu être traitée différemment si elle s’était déroulée à quelques kilomètres de là : même si un simple cours d’eau sépare le Québec de l’Ontario, les lois en matière de santé mentale y sont différentes, explique le psychiatre Mathieu Dufour. Ce dernier est bien placé pour en parler : il a longtemps travaillé en Ontario et est aujourd’hui chef du département de psychiatrie de l’Institut Philippe-Pinel à Montréal. Il a donc navigué dans les deux systèmes.

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Intervention de la policière Taryne Smith et de l’Unité de santé mentale du Service de police d’Ottawa

Un drame qui mène à des changements

En 2000, l’Ontario a complètement revu ses lois en matière de santé mentale à la suite de l’assassinat du journaliste sportif et ex-joueur de la Ligue nationale de hockey Brian Smith. L’homme de 54 ans avait été abattu par un individu en crise atteint de schizophrénie en sortant du travail, le 1er août 1995.

Alors qu’autrefois, une personne devait représenter un danger « immédiat » pour elle-même ou pour autrui pour être emmenée contre son gré à l’hôpital par les policiers, ce critère d’immédiateté, qui se trouve toujours dans la loi québécoise, a été retiré, explique le Dr Dufour.

Ainsi, si un policier ontarien a « des motifs raisonnables de croire » qu’une personne atteinte de maladie mentale « agit ou a agi de façon désordonnée et qu’elle s’infligera des lésions corporelles graves ou à autrui », ou qu’elle « fait preuve de son incapacité à prendre soin d’elle-même », elle pourra être emmenée à l’hôpital contre son gré pour que son état soit évalué.

Chef de l’unité de santé mentale du Service de police d’Ottawa, le sergent Dodd Tapp explique qu’auparavant, les policiers ontariens devaient pratiquement être témoins directs du danger pour agir.

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Le sergent Dodd Tapp, chef de l’unité de santé mentale du Service de police d’Ottawa

Maintenant, on a juste besoin d’avoir des motifs raisonnables de croire que ça s’est passé, ou que ça va se passer.

Sergent Dodd Tapp, chef de l’unité de santé mentale du Service de police d’Ottawa

Chef d’administration de programmes Intervention de crise au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, Éric Lefebvre indique qu’au Québec, rien ne précise ce que signifie le caractère « immédiat » du danger dans la loi P-38. Mais dans la pratique, un délai de plus ou moins 48 heures est généralement appliqué, dit M. Lefebvre, qui estime que ce mot n’est « pas nécessairement contraignant ». Mais la présidente de l’Association des médecins psychiatres du Québec, la Dre Claire Gamache, affirme qu’« il faut presque que quelqu’un soit dangereux ou l’ait été la veille pour qu’on le garde à l’hôpital » au Québec. « Pourrait-on […] être un peu plus dans la prévision de détérioration et d’acte de violence plutôt que dans la dangerosité immédiate ? », demande-t-elle.

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La policière Taryne Smith, de l’Unité de santé mentale du Service de police d’Ottawa

Les usagers connus

En plus de ne plus tenir compte du caractère immédiat du danger, l’Ontario a adopté la loi 68 (aussi appelée la loi de Brian) au début des années 2000. Celle-ci permet notamment d’imposer un traitement communautaire obligatoire à certaines personnes atteintes de problèmes de santé mentale sévères et persistants.

Ainsi, les patients qui ont déjà été hospitalisés deux fois pour leur maladie et qui ont vu leur état s’améliorer par les traitements peuvent faire l’objet d’une « ordonnance de traitement communautaire (OTC) ». Une personne sous OTC vit en communauté, mais doit suivre ses traitements. Si elle ne se présente pas à un rendez-vous ou si elle ne prend plus ses médicaments, elle peut être amenée par les policiers à l’hôpital. Et ce, même si elle ne représente pas de danger immédiat pour quiconque.

L’objectif est de réduire le phénomène des « portes tournantes » en se basant sur le « besoin de traitement » du patient, explique le Dr Dufour. Ces restrictions ne s’appliquent pas à l’ensemble des patients atteints de troubles de santé mentale, mais bien à une petite fraction, grande consommatrice de soins et souvent à la source de nombreux appels aux services de police.

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Le sergent Dodd Tapp en discussion avec la policière Taryne Smith lors d'une intervention

Le sergent Dodd Tapp rappelle que malgré les changements apportés à la loi en Ontario, « ce n’est pas tous les patients en crise qui sont amenés à l’hôpital contre leur gré ».

En septembre, 540 appels au 911 à Ottawa ont été désignés comme concernant des individus en crise atteints de troubles de santé mentale. De ce nombre, 42 % n’ont pas été transportés à l’hôpital, illustre le sergent.

La Presse a pu assister à une réunion matinale entre l’équipe du sergent Dodd Tapp et l’Équipe de crise en santé mentale d’Ottawa. Les deux équipes travaillent étroitement l’une avec l’autre et ce genre de réunion se tient chaque semaine afin d’arrimer les interventions.

Ce matin-là à la table, les intervenants ont discuté du cas d’un citoyen atteint de schizophrénie qui ne prend plus ses médicaments. L’homme commence à inquiéter son voisinage. Il crie beaucoup. Il ne laisse personne entrer dans sa maison qui est de plus en plus décrépite. L’homme n’a pas été vu par un professionnel de la santé depuis des mois. Durant la conversation, une question se pose : l’homme représente-t-il un danger pour lui-même ou pour autrui ? La réponse : pas vraiment. Durant leur tournée quotidienne, les policiers de l’Unité de santé mentale se contenteront de passer devant la maison du résidant. Mais ils ne feront pas d’approche pour l’instant.