(Gatineau) Assise dans un fauteuil roulant aux urgences de l’hôpital de Gatineau, Rose*, une dame d’une soixantaine d’années, explique qu’un démon est dans sa tête et lui dicte différents gestes à accomplir. Ce démon a pris possession de ses cartes bancaires en les rendant inutilisables. Il bloque le fonctionnement de son micro-ondes. Et ce matin, il lui demande de mettre fin à ses jours.

Le travailleur social Éric Généreux, de l’Unité d'intervention de crise (UNIC) du Service de police de la Ville de Gatineau (SPVG), demande à Rose de quoi elle a besoin. « De voir un exorciste », répond-elle calmement.

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Deux membres de l’équipe UNIC, le policier Israël Meunier-Bouliane et le travailleur social Éric Généreux, discutent avec Rose.

Une heure plus tôt, les policiers avaient été appelés par des proches de Rose qui craignaient pour sa vie. Les premiers patrouilleurs arrivés chez la sexagénaire ont contacté l’équipe UNIC. Composée à la fois de policiers et de travailleurs sociaux du CISSS de l’Outaouais, l’équipe UNIC a été créée en 2017 et intervient spécifiquement auprès des clientèles en crise. « Notre but est d’aborder les gens en détresse d’une différente façon. On est plus en relation d’aide », explique M. Généreux.

Suicide, crise familiale, troubles psychotiques, menaces homicidaires… les appels reçus par l’équipe UNIC sont variés et en hausse.

Inspecteur des services de proximité au SPVG, Mathieu Tremblay explique que la majorité des interventions effectuées chaque année par le corps policier concerne « des cas de problèmes sociaux et de crises de différentes natures, dont de santé mentale ». Si bien qu’« on ne peut plus être juste policier », dit-il.

77 724

Nombre d’appels auxquels a répondu le Service de police de la Ville de Gatineau en 2022

17 %

Proportion de ces appels qui étaient de nature criminelle

Source : Service de police de la Ville de Gatineau

La loi P-38

Quand ils interviennent auprès de personnes en crise, les policiers québécois le font essentiellement en vertu de la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui (aussi appelée la P-38). Cette loi indique qu’un agent de la paix « peut, sans l’autorisation du tribunal, amener contre son gré une personne » à l’hôpital. La loi permet aussi aux médecins de mettre une personne en garde préventive pendant 72 heures à l’hôpital. Dans les deux cas, l’état mental de la personne concernée doit présenter « un danger grave et immédiat pour elle-même ou pour autrui ».

À Gatineau, les intervenants de l’équipe UNIC déterminent à chacune de leurs interventions si la loi P-38 s’applique ou non.

Pour ce qui est de Rose, les policiers Israël Meunier-Bouliane et Jerry Martelly ainsi que le travailleur social Éric Généreux ont rapidement réalisé que la dame représentait un danger immédiat pour elle-même. Et puisqu’elle n’avait aucune intention d’aller à l’hôpital, l’UNIC a appliqué la loi P-38.

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Le travailleur social Éric Généreux et le policier Jerry Martelly

Si Rose n’avait pas été considérée comme un cas de P-38, les intervenants auraient tenté de l’orienter vers des ressources appropriées, mais ils n’auraient pas pu la forcer à se rendre à l’hôpital.

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Le travailleur social Éric Généreux, de l’équipe UNIC, et le policier Israël Meunier-Bouliane, membre de l’équipe UNIC

Une révision en cours

Deux enquêtes publique du coroner sont en cours à la suite de l’assassinat de la policière Maureen Breau par un homme en crise, en mars dernier, et de trois passants par Abdulla Shaikh, en août 2022. En mai, le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, a chargé l’Institut québécois de réforme du droit et de la justice (IQRDJ) d’examiner « les divers enjeux entourant la loi P-38 ».

Plusieurs acteurs seront invités à faire part de leur réflexion. Dans un document de travail obtenu par La Presse, l’Association des médecins psychiatres du Québec (AMPQ) dénonce « les exigences élevées en matière de dangerosité qui font en sorte qu’il faut trop souvent attendre que le danger se matérialise avant d’intervenir ». L’organisme précise que « les mesures coercitives ne devraient pas servir de solution de rechange à des services plus accessibles » en santé mentale. Mais pour l’AMPQ, « les lois actuelles ne favorisent pas la prévention des actes violents ».

Le mot de trop ?

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La Dre Claire Gamache, présidente de l’Association des médecins psychiatres du Québec

La présidente de l’AMPQ, la Dre Claire Gamache, tient à préciser que la majorité des personnes vivant avec un diagnostic de santé mentale ne commettra jamais d’acte violent. Mais il reste que l’absence de reconnaissance de sa condition « est une caractéristique commune et fréquente des troubles mentaux majeurs » et « engendre naturellement des refus de soins » qui peuvent « être néfastes pour la personne », écrit l’AMPQ dans son document de travail.

L’AMPQ propose que le caractère immédiat du danger soit retiré de la loi P-38, comme c’est le cas en Ontario (voir autre texte). Car « un danger peut aisément être important sans être immédiat ».

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Le Dr Mathieu Dufour, chef du département de psychiatrie de l’Institut Philippe-Pinel

Chef du département de psychiatrie de l’Institut Philippe-Pinel, le Dr Mathieu Dufour explique que l’objectif possible avec la révision de la loi P-38 « n’est pas de retirer des droits aux patients, mais bien de ramener un peu le pendule pour les patients avec un plus grand risque de violence ».

D’autres idées

L’AMPQ dénonce aussi la grande complexité des lois en matière de santé mentale au Québec. Pour une même personne, on peut devoir se tourner vers la Cour du Québec pour obtenir une garde provisoire ou une garde autorisée en établissement, et vers la Cour supérieure pour obtenir une ordonnance de soins. Les personnes qui ont commis un délit et qui sont jugées non criminellement responsables, elles, passent par la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM) du Tribunal administratif du Québec.

L’AMPQ propose de créer un tribunal administratif spécialisé en santé mentale, comme en Ontario. L’organisme aimerait aussi nuancer l’obligation de confidentialité en cas d’inaptitude, afin de faciliter le partage d’information avec les familles. « Ce qui est clair, c’est qu’on veut moins de complexité dans le système. Surtout pour les patients », plaide la Dre Gamache.

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Rose est escortée à l'hôpital par le travailleur social Éric Généreux, de l’équipe UNIC, et les policiers membres de l’équipe UNIC Israël Meunier-Bouliane et Jerry Martelly.

Danger pour les droits des patients

Porte-parole de l’Association des groupes d’intervention en défense des droits en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ), François Winter s’emporte quand on évoque une possible révision de la loi P-38. « Ça amènerait plus de souplesse pour les psychiatres qui auraient encore plus un chèque en blanc pour hospitaliser les gens contre leur volonté », dit-il.

Pour M. Winter, la réflexion sur la révision de la loi P-38 est un « exutoire ».

On fait beaucoup porter le poids aux personnes qui vivent avec un problème de santé mentale de certains gestes qui sont tout à fait navrants, mais qui sont isolés et ne concernent pas que la santé mentale.

François Winter, porte-parole de l'AGIDD-SMQ

Quand on lui fait remarquer que l’Ontario a élargi ses lois il y a plusieurs années, M. Winter souligne que le droit civil chez nos voisins est différent du nôtre. « Et est-ce que ça va si bien que ça en Ontario ? », demande-t-il. Pour M. Winter, « la solution devrait passer par le renforcement des services de crise, par plus de lutte contre l’itinérance et de prévention ».

En mai, le Réseau Avant de craquer, qui représente les organismes œuvrant auprès des proches de personnes ayant un problème de santé mentale, a affirmé qu’un « coup de barre est nécessaire avec la loi P-38 ». L’IQRDJ est actuellement à la première de cinq phases de son analyse sur la loi P-38. Un premier rapport de recherche est attendu au printemps.

* Prénom fictif pour protéger son anonymat

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  • De 3 % à 5 %
    Proportion des actes de violence attribuables à une personne avec un trouble mental
    Source : Association des médecins psychiatres du Québec