(Ottawa) Rien n’a changé, ou si peu, en 20 ans. Malgré les mises en garde et des batteries de recommandations, les Forces armées canadiennes (FAC) sont toujours aux prises avec des problèmes de racisme systémique et de discrimination nuisibles à sa capacité opérationnelle. Et l’infiltration de sympathisants de l’extrême droite n’a rien pour arranger les choses.

Pour une énième fois, le ministère de la Défense nationale et l’état-major des FAC en prennent pour leur grade. Cette fois, le rapport accablant qui vient s’ajouter à ceux qui s’empilent déjà sur le bureau de la ministre Anita Anand – elle qui attend à la fin du mois de mai le résultat de l’examen indépendant de l’ancienne juge de la Cour suprême du Canada Louise Arbour sur l’inconduite sexuelle – a été produit par un groupe consultatif créé en 2020.

D’entrée de jeu, les auteurs du document de 131 pages écorchent l’institution. Le Ministère et le leadership militaire, écrivent-ils dans les premières pages, « n’ont pas besoin d’attendre qu’une équipe externe comme ce groupe lui dise quoi faire », et il apparaît « assez clair » que l’Équipe de la Défense « sait comment agir rapidement dans la bonne direction, si elle en a la volonté ».

« Au cours des 20 dernières années, les rapports de 41 enquêtes, sondages sur le climat et examens ont entraîné la production de 258 recommandations visant à aborder la diversité, l’inclusion, le respect et la conduite professionnelle au sein du [Ministère] et des FAC » et « un grand nombre de ces recommandations étaient mal mises en œuvre, mises de côté ou abandonnées », reprochent les ex-militaires de ce panel.

[Si cette] toxicité n’est pas rapidement maîtrisée et éliminée, ses répercussions persisteront pendant des années et entacheront la réputation de l’Équipe de la Défense au point de repousser les Canadiens et les Canadiennes à se joindre à ses effectifs. [...] Les données de recrutement suggèrent que c’est déjà le cas.

Extrait du nouveau rapport

La ministre Anand, qui a ce rapport entre les mains depuis plusieurs semaines, assure qu’elle est à la hauteur de la tâche. « C’est un défi institutionnel majeur, mais nous devons accomplir cette mission, elle est tout simplement cruciale pour nos employés, nos militaires et, donc, la sécurité de notre pays. Nous devons en faire plus, et ce rapport nous aidera à le faire », a-t-elle affirmé lundi matin lors d’un évènement virtuel.

« Je sais ce que c’est d’être une femme racialisée au sein d’une institution et de subir de la discrimination et du racisme systémique », a ajouté la ministre d’origine indienne. Elle a profité de l’occasion pour rappeler qu’elle présenterait en juillet prochain des excuses aux membres de la seule unité entièrement noire du Canada à avoir servi pendant la Première Guerre mondiale, le 2Bataillon de construction.

PHOTO PATRICK DOYLE, REUTERS

Anita Anand, ministre de la Défense nationale

Le panel composé de membres retraités des Forces armées aborde entre autres les enjeux de discrimination à l’endroit des Autochtones, des minorités noires et racisées et des membres de la communauté LGBTQ+, et de l’incidence que cette culture a sur le recrutement et la rétention du personnel.

Suprémacisme blanc

Mais puisqu’il a été mis sur pied après que des allégations de possibles liens entre des soldats et des groupes d’extrême droite et de suprématistes blancs ont fait surface, cet enjeu occupe une place assez importante dans le document.

Le groupe consultatif n’en quantifie pas l’ampleur, sauf pour dire que « l’adhésion à des groupes extrémistes est en croissance », qu’elle devient « de plus en plus clandestine » et que « le réseau Darknet ainsi que les méthodes de cryptage posent des défis importants quant à la détection de ces membres ».

Et le leadership militaire manque par ailleurs d’agilité pour s’attaquer à ce problème « urgent », notamment parce qu’il y a une « absence de compréhension globale de la manière de reconnaître les symboles affiliés à l’extrémisme : tatouages, écussons et logos », indique-t-on dans le rapport.

Des constats qui sont loin d’impressionner Barbara Perry, directrice du Centre sur la haine, le biais et l’extrémisme à l’Université Ontario Tech d’Oshawa. D’abord, « quand il est question de cryptage, ça complique les choses, mais c’est faisable », et ensuite, en ce qui a trait aux signes racistes ostentatoires, « ils sont sur le web, ce n’est pas difficile de les trouver », tranche-t-elle en entrevue.

Les Forces armées peuvent en effet plus facilement déterrer les adeptes d’idéologies d’extrême droite, abonde Charlotte Duval-Lantoine, directrice du bureau d’Ottawa de l’Institut canadien des affaires mondiales. Elle souligne la recommandation d’« élargir la coopération entre services, entre les organisations militaires et policières et les organisations de renseignement ».

« Parfois, ce qui se passe, c’est que ces éléments problématiques sont transférés d’une unité vers une autre, et les comportements inacceptables ne sont pas nécessairement communiqués à la nouvelle unité. Donc leurs croyances vont être propagées dans les Forces armées, et il y a un risque de contagion. Ces gens, il faut les sortir au plus vite », indique la spécialiste.

Violence sexuelle

Même si le rapport ne s’attarde pas spécifiquement au fléau de l’inconduite sexuelle, qui continue de faire les manchettes fréquemment, il en fait mention – car l’abus de pouvoir constitue le « lien sous-jacent commun » aux cas de racisme et de discrimination. « La violence sexuelle, y compris le viol, est une réalité au sein de l’Équipe de la Défense », écrivent les auteurs en décrivant une inquiétante « tendance » au sein des FAC.

« Le Groupe consultatif a été troublé d’entendre parler d’une tendance : des femmes maltraitées par leur époux militaire ayant subi des blessures de stress post-traumatique se font dire que leur violence devrait être accueillie avec compassion parce que leur époux a servi son pays. On exerce une pression sur ces femmes pour qu’elles “fassent leur devoir de soutenir” un conjoint blessé. On les encourage à “se sacrifier pour le bien de l’équipe” », relate-t-on.