Il est plus que temps de mettre sur pied des groupes civils autochtones pour superviser les pratiques policières au pays, estime Michèle Audette, qui a été commissaire à l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.

« Il est urgent, très urgent que nous ayons un organisme de surveillance civil », a déclaré l’ancienne présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada en entrevue avec La Presse Canadienne.

Pendant trois ans, à titre de commissaire de l’Enquête nationale, elle a écouté les témoignages de familles et d’experts autochtones. Elle a entendu l’histoire de femmes victimes de crimes qui n’ont pas été aidées et de familles qui n’étaient pas prises au sérieux après la disparition d’une des leurs. Certains ont dit ne pas avoir su vers qui se tourner lorsqu’ils estimaient que la police était responsable de leur préjudice.

Le rapport final de l’enquête a été remis au gouvernement fédéral en juin 2019. Il comprenait 231 « appels à la justice », dont plusieurs concernaient une réforme des forces policières et une meilleure supervision de leurs actions.

Le rapport exhortait les gouvernements fédéral et provinciaux à créer des organes civils autochtones dans toutes les régions du pays pour superviser les enquêtes policières sur les cas impliquant des membres des communautés autochtones. Mais il ne s’est rien passé depuis, selon Michèle Audette.

Un porte-parole de Sécurité publique Canada, qui est responsable du maintien de l’ordre et de la surveillance policière, a déclaré que le gouvernement s’efforçait de traiter le rapport d’enquête et qu’il y avait eu des réunions avec des dirigeants autochtones au sujet des pratiques des services de police.

« Bien que ce ne soit encore que le début, on peut s’attendre à ce que des questions sur la surveillance efficace de la police par des civils et la relation entre la population autochtone du Canada et les services de police surgissent. Elles devront être soigneusement évaluées au fur et à mesure que les travaux progresseront sur cet engagement », a déclaré Tim Warmington dans un courriel.

Ian McLeod, un porte-parole du ministère fédéral de la Justice, a indiqué qu’il ne pouvait pas parler spécifiquement de la surveillance de la police, mais il a souligné qu’il y avait beaucoup de travail à faire en ce qui concerne le soutien aux peuples autochtones.

« Nous continuerons de travailler avec les Premières Nations, les Inuits et les Métis, ainsi qu’avec les partenaires provinciaux, territoriaux et municipaux pour répondre aux appels (de l’enquête) en faveur de la justice », a-t-il déclaré dans un courriel.

Il existe des services spécialisés pour les victimes autochtones et le gouvernement fournit également un soutien aux programmes communautaires et aux unités de liaison avec les familles, a indiqué M. McLeod.

Michèle Audette estime que le vent a commencé à tourner avec les manifestations qui réclament une réforme des pratiques policières dans la foulée de la mort de George Floyd aux États-Unis. Un policier qui tentait d’arrêter l’homme noir s’était agenouillé sur son cou pendant près de neuf minutes, alors même que George Floyd disait qu’il ne pouvait plus respirer.

Plusieurs cas récents au pays

Il existe plusieurs cas récents d’Autochtones morts lors d’interventions policières au Canada.

Trois Autochtones — Eishia Hudson, 16 ans, Jason Collins, 36 ans, et Stewart Andrews, 22 ans — ont été tués par des agents de Winnipeg sur une période de 10 jours en avril. L’organisme de la province chargé d’enquêter de façon indépendante sur la police se penche sur ces dossiers.

À Toronto, Regis Korchinski-Paquet, une femme autochtone noire de 29 ans, a perdu la vie en tombant d’un balcon au mois de mai alors que des policiers avaient été appelés dans son appartement. Sa famille a critiqué l’Unité des enquêtes spéciales de l’Ontario pour avoir innocenté les agents et pour avoir conclu qu’il n’y avait pas de « racisme manifeste » dans le comportement des policiers. Sur les 52 enquêteurs de cette unité, deux sont autochtones et trois sont noirs.

En juin, deux Autochtones sont morts dans des interventions policières au Nouveau-Brunswick, dont Chantel Moore, 26 ans, qui a été tuée par balle lorsque la police a été envoyée à son domicile pour vérifier son état de santé. Le Bureau des enquêtes indépendantes du Québec a été appelé pour examiner les circonstances de la mort de la jeune femme. Aucun enquêteur de cette unité n’est autochtone.

Michèle Audette estime que ces évènements illustrent la nécessité que des Autochtones puissent surveiller le déroulement de ces enquêtes. « Même si vous êtes une bonne personne, c’est la structure, la culture et […] la discrimination systémique ou le racisme », a-t-elle dit. « Brisons ce cycle en ayant un organisme civil. »

Le grand chef Arlen Dumas, de l’Assemblée des chefs du Manitoba, a déclaré que les membres des Premières Nations de sa province réclamaient une réforme depuis des décennies. Il a évoqué la commission « Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba », qui a enquêté sur le meurtre brutal d’Helen Betty Osborne en 1971 et sur la mort par balle de John Joseph Harper par la police de Winnipeg en 1988.

La mort de M. Harper avait été à l’origine considérée comme un accident, mais l’enquête a révélé que l’agent avait utilisé une force excessive.

Personne n’a été condamné pour la mort d’Helen Betty Osborne pendant 16 ans. La commission d’enquête avait conclu que les facteurs les plus importants ayant contribué au prolongement du processus judiciaire dans le cas de la jeune femme crie étaient le racisme, le sexisme et l’indifférence des Blancs.

« Fondamentalement, la pièce manquante est qu’il n’y a pas assez de volonté politique et qu’il n’y a pas assez de désir pour les institutions de vraiment s’attaquer à ces problèmes », a déclaré Arlen Dumas.

Il dit tout de même avoir de l’espoir que la pression actuelle pour une réforme des pratiques policières aboutisse enfin à des changements concrets. « Le seul recours, en fait, est d’avoir une perspective indépendante et objective des Premières Nations sur la surveillance de ces questions. »