Un programme fédéral visant la publication de livres « savants » en sciences humaines connaît peu de succès auprès des chercheurs francophones. Depuis 2005, l'initiative n'a financé que 13 % d'ouvrages en français, alors que l'on compte environ 21 % de francophones au pays.

Le programme des Prix d'auteurs pour l'édition savante (PAES) accorde chaque année 180 subventions de 8000 $ afin de « favoriser la diffusion de la recherche canadienne » par la publication de livres. Or, non seulement les chercheurs francophones font moins de demandes pour se prévaloir du programme, mais ils échouent aussi beaucoup plus souvent que leurs collègues anglophones lorsqu'ils y tentent leur chance.

Depuis 2005, le taux de succès d'une demande pour un livre en anglais est de 72 %, contre 62 % pour un livre en français.

Jean-Philippe Warren, titulaire de la Chaire d'études sur le Québec à l'Université Concordia, juge qu'un tel écart montre que la recherche francophone est « négligée » par ce programme.

« Il me semble que bien des chercheures et des chercheurs seraient surpris d'apprendre que leurs travaux partent avec un tel handicap au PAES simplement à cause de la langue dans laquelle ils écrivent », dit-il.

Yves Gingras, historien des sciences à l'Université du Québec à Montréal, se dit aussi « surpris » par ces données. Il souligne que le Conseil de recherches en sciences humaines, qui accorde des subventions aux chercheurs, s'assure de son côté que le taux d'acceptation soit similaire pour les demandes francophones et anglophones.

« À moins de croire que les ouvrages francophones sont moins bons, il n'y a aucune raison pour que le taux d'acceptation soit différent », dit-il.

Un « talon d'Achille »

La Fédération des sciences humaines, qui gère les Prix d'auteurs pour l'édition savante, est bien au fait du faible nombre d'ouvrages francophones financés par son programme. Elle a commandé une analyse sur la performance du PAES et vient d'en recevoir les conclusions.

« Cet écart est une question qui nous préoccupe. On sait que c'est un talon d'Achille et on veut se pencher là-dessus », dit Sonia Vani, directrice, engagement des membres et communications, à la Fédération des sciences humaines.

Les chiffres montrent que 17 % des demandes faites concernent des livres francophones. « Pour être proportionnel à la population canadienne, on devrait idéalement être à 20 % ou 21 % des demandes reçues », dit Mme Vani.

Mais c'est surtout l'écart entre les taux d'acceptation des demandes anglophones et francophones qui préoccupe la Fédération des sciences humaines. Chaque demande de subvention est évaluée par un comité formé de spécialistes du domaine concerné par le livre soumis. Les livres en français sont évidemment évalués par des évaluateurs francophones et les livres en anglais, par des évaluateurs anglophones.

A priori, on voit mal pourquoi les évaluateurs francophones se montreraient systématiquement plus sévères que leurs collègues anglophones.

L'analyse de la Fédération des sciences humaines pointe toutefois vers une explication. C'est que 23 % des demandes francophones sont soumises directement par les auteurs plutôt que par les éditeurs, alors que ce chiffre n'est que de 2,5 % du côté anglophone.

« Or, que ce soit en anglais ou en français, le taux de succès est en général plus élevé pour les éditeurs que les auteurs », dit Mme Vani.

Elle souligne que les milieux de l'édition d'ouvrages scientifiques sont structurés différemment au Canada anglais et au Canada français. Dans le premier cas, ce sont presque toujours des éditeurs universitaires qui publient les livres de ce type. University of Toronto Press, McGill-Queen's University Press et UBC Press occupent d'ailleurs les trois premiers rangs des éditeurs les plus financés par le programme l'an dernier.

Le monde du livre savant francophone

Des éditeurs universitaires comme Les Presses de l'Université de Montréal ou Les Presses de l'Université Laval sont aussi présents dans le monde du livre savant francophone. Mais à la différence du Canada anglais, des éditeurs comme Boréal, XYZ ou Nota Bene publient aussi des livres de ce type. Selon le professeur Jean-Philippe Warren, plusieurs chercheurs francophones préfèrent d'ailleurs publier leurs livres chez ces éditeurs plutôt que chez les éditeurs universitaires.

La Fédération des sciences humaines n'a pas pu dire pourquoi elle vient tout juste de se pencher sur l'écart entre les taux d'acceptation des demandes francophones et anglophones du PAES, alors que celui-ci existe depuis des années. Elle assure toutefois qu'elle profitera de la récente analyse pour agir.

« On vient de recevoir l'étude et on se donne l'année, dit Sonia Vani. C'est comme un gros paquebot, il faut y réfléchir et faire des consultations à l'interne. Mais on va essayer de comprendre ce qu'on pourrait faire pour assurer une meilleure connaissance et une meilleure pertinence du programme pour un public francophone qui est peut-être plus accoutumé d'aller vers des éditeurs plutôt que des presses universitaires. »