La directrice des poursuites pénales (DPP) Kathleen Roussel avait déjà formellement écarté l'option de négocier un accord de réparation avec SNC-Lavalin lorsque le premier ministre Justin Trudeau a rencontré l'ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould l'automne dernier.

La Presse a appris que dès le 4 septembre, soit près de deux semaines avant cette rencontre au sommet, Mme Roussel avait clairement fait savoir aux avocats de SNC-Lavalin qu'elle optait pour la tenue d'un procès criminel plutôt que d'entreprendre des négociations pouvant mener à une entente à l'amiable avec la firme québécoise.

Cette date jette un nouvel éclairage sur la séquence des événements qui paralysent le gouvernement depuis plus de 10 jours et qui ont mené aux démissions de Mme Wilson-Raybould du cabinet et du plus proche collaborateur du premier ministre, Gerald Butts, relativement aux allégations d'ingérence politique dans l'affaire SNC-Lavalin rapportées par le Globe and Mail.

Depuis l'éclatement de cette controverse, d'aucuns croyaient que la décision de la directrice des poursuites pénales était tombée seulement le 9 octobre.

C'est la firme d'ingénierie elle-même qui avait révélé dès le lendemain le refus des autorités judiciaires de négocier un accord de réparation - une décision qu'elle conteste devant les tribunaux.

Or, dans une lettre déposée à la Cour fédérale à Montréal - et datée du 9 octobre -, on apprend plutôt que le Service des poursuites pénales du Canada maintient sa décision déjà communiquée le 4 septembre selon laquelle la négociation d'une entente de réparation « n'est pas appropriée », malgré un « examen détaillé du dossier ».

Hier soir, le bureau du premier ministre a refusé de dire si Justin Trudeau était au courant de la décision de Mme Roussel au moment de son entretien avec Mme Wilson-Raybould. « Nous n'avons pas de commentaire », a indiqué une porte-parole de M. Trudeau dans un courriel à La Presse.

LOBBYING INTENSIF

Reste que dans les jours suivant le 4 septembre, les représentants de SNC-Lavalin se sont livrés à une intense campagne de lobbying auprès de ministères névralgiques comme le ministère des Finances, le ministère des Infrastructures et des Collectivités et le ministère du Commerce international, selon nos informations.

Talonné par les journalistes, Justin Trudeau a fini par admettre, en conférence de presse vendredi dernier, qu'il avait rencontré l'ancienne ministre de la Justice le 17 septembre et que cette dernière lui avait alors carrément demandé s'il souhaitait lui donner des directives quant au délicat dossier.

« Il y avait plusieurs discussions qui se déroulaient. C'est pourquoi Jody Wilson-Raybould m'a demandé si je lui donnais des directives, ou si j'avais l'intention de lui en donner pour prendre une décision particulière. Et, bien sûr, je lui ai dit que la décision était la sienne et que je m'attendais à ce que ce soit elle qui la prenne », a dit M. Trudeau aux journalistes en marge d'une annonce à Kanata.

Au lendemain de cet entretien entre M. Trudeau et Mme Wilson-Raybould, des lobbyistes de SNC-Lavalin ont réussi à avoir quatre rencontres différentes, dont une avec le greffier du Bureau du Conseil privé, Michael Wernick, et la secrétaire aux opérations du cabinet, Catrina Tapley, selon le registre du Commissariat au lobbying. Le Bureau du Conseil privé est l'équivalent du ministère du premier ministre.

Le même jour, soit le 18 septembre, des rencontres ont aussi eu lieu entre le ministre des Finances Bill Morneau, son chef de cabinet Ben Chin et des représentants de SNC-Lavalin. Ces derniers ont aussi pu plaider leur cause auprès du ministre du Commerce international Jim Carr, son chef de cabinet Julian Ovens et le sous-ministre Tim Sargent. Enfin, des hauts fonctionnaires du ministère des Finances se sont entretenus avec des émissaires de SNC-Lavalin, également le même jour.

18: Nombre de rencontres entre des lobbyistes de SNC-Lavalin et des représentants du gouvernement libéral entre le 5 septembre et le 19 novembre 2018

NOUVEL ÉCLAIRAGE

Invitée à commenter nos informations, la leader adjointe du Parti conservateur, Lisa Raitt, s'est dite extrêmement préoccupée.

« Ces informations jettent un éclairage beaucoup plus sérieux sur la rencontre du 17 septembre entre M. Trudeau et Mme Wilson-Raybould. Si on avait déjà refusé à SNC-Lavalin une entente spéciale par l'entremise d'un processus indépendant, et qu'ensuite le premier ministre a rencontré Mme Wilson-Raybould pour lui rappeler son autorité, alors le message qui lui était adressé était clair : il n'était pas satisfait de la décision et elle devait s'en mêler », a-t-elle affirmé hier.

SNC-Lavalin doit répondre à des accusations de fraude et de corruption pour avoir versé 47 millions de dollars en pots-de-vin entre 2001 et 2011 afin d'obtenir des contrats de la part du gouvernement de la Libye.

Le géant de l'ingénierie cherche à tout prix à conclure un accord de réparation - une sorte d'entente à l'amiable -, une option que lui a refusée l'automne dernier le Service des poursuites pénales du Canada. Un verdict de culpabilité pourrait empêcher la firme québécoise d'obtenir des contrats publics pendant une période de 10 ans au Canada.

SNC-Lavalin s'est adressée en octobre dernier à la Cour fédérale du Canada pour contester la décision de la directrice des poursuites pénales. Le géant de l'ingénierie prétend qu'elle ne tient pas compte des « conséquences extrêmement graves » que pourrait provoquer une condamnation au criminel pour ses milliers d'employés « innocents ».

Le bureau de la DPP maintient pour sa part que le pouvoir discrétionnaire de Mme Roussel n'est pas contestable. Le tribunal n'a pas encore décidé s'il acceptait d'entendre la requête de SNC-Lavalin.

JOURNÉE ROCAMBOLESQUE À OTTAWA

Après avoir donné sa version à l'ensemble du cabinet de Justin Trudeau, derrière les portes closes, l'ancienne ministre Jody Wilson-Raybould sera finalement invitée à témoigner devant le comité de la justice de la Chambre des communes.

Au terme d'une journée rocambolesque, 24 heures après la démission du plus proche conseiller de Justin Trudeau, Gerald Butts, les membres du comité de la justice se sont entendus sur une liste de témoins à convoquer pour éclaircir cette controverse.

Le comité a accepté de convoquer huit témoins, dont Mme Wilson-Raybould, au cours des prochains jours. L'horaire des témoignages n'a pas encore été arrêté.

Présente hier aux Communes, la principale intéressée a fait savoir qu'elle était prête à témoigner, une fois qu'elle aura obtenu tous les avis juridiques concernant ce qu'elle pourra ou ne pourra dire en tant qu'ancienne titulaire du ministère de la Justice. Devant les journalistes, Mme Wilson-Raybould a aussi indiqué qu'elle demeurait membre du caucus libéral.

Pour l'heure, le comité de la justice a écarté l'idée de convoquer l'ancien proche collaborateur de Justin Trudeau, Gerald Butts.

- Avec William Leclerc, La Presse

***

LE FIL DES ÉVÉNEMENTS

4 septembre

La directrice des poursuites pénales (DPP) communique aux avocats de SNC-Lavalin sa décision de ne pas négocier un accord de réparation.

7, 17, 18 et 27 septembre

Les avocats de SNC-Lavalin adressent des lettres et des courriels et fournissent des documents supplémentaires à la DPP à la suite de sa décision.

5 et 7 septembre

Rencontres entre des lobbyistes de SNC-Lavalin et les représentants du gouvernement.

17 septembre

Justin Trudeau rencontre l'ex-ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, pour discuter du cas de SNC-Lavalin.

18 septembre

Quatre rencontres différentes ont lieu entre des lobbyistes de SNC-Lavalin et les représentants du gouvernement.

9 octobre

Dans une correspondance, le bureau de la DPP confirme la décision de ne pas négocier un accord de réparation.

19 octobre

SNC-Lavalin dépose une motion devant la Cour fédérale du Canada pour contester la décision de la DPP.