Un sans-abri sur cinq a plus de 55 ans: le vieillissement de la clientèle frappe de plein fouet les refuges montréalais, qui doivent de plus en plus composer avec l'incontinence, la démence et les problèmes de santé complexes. Seules de très rares ressources offrent à ces vieux sans-abri un endroit pour déposer les armes. Aujourd'hui, nous visitons la maison J.A. De Sève, l'équivalent d'une résidence pour personnes âgées pour les sans-abri, où ces vétérans de la rue viennent finir leurs jours.

Pendant 10 ans, Gilles Morissette a été un fantôme.

L'homme à la carrure imposante et à la barbe en bataille vivait dans un abri, une toile tendue entre quatre poteaux de métal. Toute la journée, il poussait une grosse poubelle noire sur roulettes, qu'il remplissait de canettes vides. Ces canettes revendues cinq sous chacune, c'était son salaire.

Sans carte d'assurance maladie, sans pension de vieillesse ni aide sociale, sans aucune présence dans les fichiers gouvernementaux, Gilles Morissette n'existait tout simplement pas.

Un jour, il saute dans un conteneur pour aller récupérer des canettes. Sa jambe est transpercée par un bout de métal. «Ça s'est infecté. J'ai failli perdre ma jambe», raconte-t-il. On l'a remis sur pied à l'hôpital, mais ensuite, quoi? L'homme a 55 ans. Ses 10 ans de rue l'ont épuisé. Son corps ne suit plus.

M. Morissette a finalement abouti à la résidence J.A. De Sève. «J'ai décidé d'arrêter ça, le farfinage dans la rue. Lâcher la bouteille, ça m'a fait du bien, dit-il. J'ai pas l'intention de m'en aller d'icitte

Sur les deux étages de la résidence J.A. De Sève, il y a 78 pensionnaires comme Gilles Morissette. Ils ont tous plus de 55 ans. C'est jeune, direz-vous. Mais leurs corps sont usés prématurément par des années de rue. En moyenne, les pensionnaires y demeurent 10 ans, jusqu'à leur mort. Le pensionnaire le plus âgé a 86 ans.

Les bénéficiaires sont nourris, logés, un médecin vient sur place toutes les semaines pour soigner leurs petits - et gros - problèmes de santé. Des intervenants les aident à gérer leurs rendez-vous médicaux.

Comme dans une Résidence Soleil

Il y a des activités quotidiennes, on organise aussi des sorties aux pommes, à la bibliothèque, au cinéma. «Je ne suis jamais allée dans une Résidence Soleil, mais j'imagine que c'est exactement la même chose», dit France Desjardins, directrice de la Maison du Père, l'organisme propriétaire de la résidence.

Exactement comme chez les clients d'Eddy Savoie, sauf que les pensionnaires arrivent parfois soûls ou gelés à la porte de la résidence. Que leurs amis ne sont pas toujours recommandables. Que leurs placards débordent parfois d'un incroyable fatras. Que, malgré le ménage, leur chambre peut dégager une très forte odeur d'urine.

«Les gens sont libres de leurs allées et venues ici. C'est pour ça qu'on a un certain succès: parce que les gens ne veulent pas perdre leur liberté. Non, leurs amis ne sont pas toujours propres, propres. Madame Tout-le-Monde ne leur ouvrirait pas la porte. Mais nous, on les accueille. Parce que si on leur dit qu'on ne veut plus voir leurs chums, ils vont se dire: j'étais peut-être mieux dans la rue», explique Martin Raymond, directeur de la maison J.A. De Sève.

La seule règle ferme de la maison: aucune consommation tolérée à l'intérieur des murs. «C'est la limite qu'on s'est mise. Il ne faut pas perdre le contrôle, dit France Desjardins. Ils peuvent consommer à l'extérieur et revenir lorsqu'ils sont en état de ne pas faire de problèmes.»

Quand les bénéficiaires reçoivent de la visite, on leur demande également de garder leur porte ouverte. «On n'est pas là pour espionner. Mais l'extorsion, le vol et autres, c'est moins évident la porte ouverte», dit Martin Raymond.

Entre ces quatre murs qui les protègent, dans leur petite chambre bien à eux, les ex-sans-abri peuvent enfin déposer les armes. «Parfois, quand ils mettent le pied dans leur chambre, ils nous disent: tu es sûr que c'est chez nous ici? Et boum, les mécanismes de défense sautent et les bobos sortent, observe Martin Raymond. Un bénéficiaire était dans la rue depuis cinq ans, n'avait jamais soigné son diabète. Trois semaines après son arrivée, il s'est retrouvé en coma diabétique à l'hôpital.»

Première étape, à l'arrivée: redonner une existence légale aux bénéficiaires. «On a des récits de survivance, des choses époustouflantes. Des gens disparus complètement dans la rue, ils n'ont plus d'identité», dit M. Raymond. On leur procure une carte-soleil. Avec une adresse, ils peuvent recevoir la pension de vieillesse à laquelle ils ont droit.

Bien assis dans sa chaise berçante, sa canne à la main, Gilles Morissette peut désormais raconter ses incroyables aventures à la journaliste, en toute quiétude. «J'ai eu toute une vie, moi, madame!»

Son arrivée à Montréal à 8 ans, son émerveillement devant la grande ville. Son premier travail à la Vickers. Sa virée californienne au début de la vingtaine, au cours de laquelle il dit avoir travaillé sur les plateaux de Stanley Kubrick.

«Le gars qui se fait tuer par Ryan O'Neal, à la 22e minute de Barry Lyndon, c'est moi.»

Quant à ses années dans la rue, elles ne sont plus, elles aussi, qu'un souvenir.

Rescapé de la rue

Yvon Gendreau, 58 ans, a fini dans la rue à cause d'une peine d'amour. Celle qui était sa femme depuis 28 ans est morte subitement, d'une infection contractée à l'hôpital. Yvon Gendreau habitait à Joliette. «Quand elle est morte, j'ai décidé d'aller faire un petit tour en ville.»

Le petit tour en ville dure depuis quatre ans.

À son arrivée à Montréal, en plein mois de janvier, il est en pleine dépression. Il élit domicile dans un petit parc du quartier Rosemont. «J'ai trouvé ça dur, la première semaine. Il faisait froid.»

Pendant trois ans, Yvon vit sa vie sur ce banc de parc. Des commerçants du secteur lui offrent de la nourriture. Il mendie pour subsister. Il ne boit pas, ne se drogue pas. Avec ces sous, il se paye son seul luxe: un Coke.

En février dernier, les policiers sont venus le chercher. «Ils sont arrivés à temps. J'allais perdre mes pieds. Ils étaient gelés. Ils m'ont dit: on va aller à l'hôpital. Je marchais comme un petit vieux de 90 ans.»

Il faut dire qu'Yvon est diabétique. Après la mort de sa femme, il avait jeté son insuline aux poubelles. «Il aurait très bien pu mourir en hyperglycémie sur son banc de parc», souligne Karina Pons, infirmière à l'unité de convalescence de la Maison du Père, là où Yvon a passé six mois à se refaire une santé après son séjour à l'hôpital.

Il y a huit lits dans cette unité qu'une infirmière de la Maison du Père a ouverte parce qu'on s'était aperçu que de nombreux sans-abri âgés, hospitalisés pour des problèmes de santé parfois graves - embolie pulmonaire, amputation, problèmes cardiaques - vivaient leur convalescence... dans la rue.

«On voyait arriver aux portes de notre refuge des gens qui venaient de se faire poser un pacemaker. Ils avaient encore l'aiguille du soluté dans le bras. J'en ai vu arriver en fauteuil roulant, avec le nom de l'hôpital écrit dessus!», dit France Desjardins, directrice de la Maison du Père.

Abandonner l'itinérance

Ces six mois ont donné à Yvon Gendreau le goût de quitter la rue, comme c'est le cas d'un bénéficiaire sur quatre qui fréquente l'unité de convalescence. On a trouvé une place à M. Gendreau à la résidence J.A. De Sève. Il y vit depuis le mois d'août dernier.

«Je suis bien, ici.»

Il ne manque qu'une chose à Yvon: rencontrer quelqu'un qui pourra faire battre son coeur de nouveau. Comme l'avait fait, il y a maintenant plus de 30 ans, cette jolie Gaspésienne aux yeux noirs.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Yvon Gendreau, 58 ans, a passé six mois à l'unité de convalescence de la Maison du Père après un séjour à l'hôpital. D'autres sans-abri sont moins chanceux et vivent leur convalescence dans la rue.

En chiffres

Âge des personnes admises dans les ressources d'hébergement d'urgence au Québec:

16 à 24 ans : 11,7%

25 à 34 ans : 16,1%

35 à 44 ans : 20,4%

45 à 54 ans : 29,3%

55 à 64 ans : 16,7%

65 ans et plus : 5,5%

Le phénomène du vieillissement des sans-abri est observable dans d'autres villes du continent nord-américain. À Vancouver, par exemple, le nombre de sans-abri âgés de plus de 55 ans est passé de moins de 5% en 2002 à près de 20% en 2014.

Des ressources au compte-gouttes

Devant une clientèle âgée et percluse de problèmes, les grands refuges montréalais ont bien peu de recours: ils disposent de très peu d'endroits où placer ces sans-abri âgés.

«Il y a des solutions au compte-gouttes, déplore Matthew Pearce, directeur de la Mission Old Brewery. On a un tsunami de visages vieillissants, mais les solutions en matière de santé et d'hébergement, elles ne sont pas là. Il y a beaucoup moins d'options pour eux que pour les jeunes».

Les listes d'attente des CHSLD sont interminables et ces établissements sont souvent réfractaires à l'idée d'accueillir une telle clientèle. Les résidences pour aînés sont à peu près toutes inabordables. Et chez ces sans-abri âgés, la perte d'autonomie est souvent un frein au logement privé. Alors, quoi?

«J'ai des gens de 70, 80, 90 ans qui sont dans des programmes de transition... Disons qu'ils ne transitionnent pas beaucoup!», dit Georges O'Hana, responsable des programmes d'hébergement de l'organisme.

La Mission a ouvert une unité temporaire de 36 lits au cinquième étage, destinée à ces sans-abri vieux et vulnérables. On attend l'ouverture prochaine d'une nouvelle ressource, calquée sur le modèle de la maison J.A. De Sève, pour leur trouver une adresse permanente. Un autre organisme, le PAS de la rue, ouvrira aussi une ressource semblable.

«Chaque soir, on a de nouveaux candidats pour ce genre de service. Notre travail, c'est une goutte d'eau dans l'océan», dit Georges O'Hana. Preuve que le vieillissement est bel et bien réel, de nombreuses ressources pour sans-abri ont désormais un poste budgétaire pour les couches destinées aux patients incontinents.

Cette clientèle âgée est affligée de nombreux problèmes de santé. Certains sans-abri circulent avec des marchettes. D'autres ont des problèmes cognitifs ou deviennent incontinents. «On fait de notre mieux. Mais notre infirmière n'est pas gérontologue!», conclut Lise Marion, chef des services d'accompagnement à la Mission.

«On a tendance à penser que c'est des gens qui vieillissent dans la rue, mais ce n'est pas nécessairement vrai, observe Jean Gagné, sociologue. Oui, il y a des parcours de long terme, mais plusieurs gens se retrouvent à la rue, un monde qui n'est pas du tout le leur, à la suite de problèmes personnels.»