Une grande roue. Une belle grande roue plantée au bord du lac Ontario, sur l'un des terrains les plus convoités de Toronto. «Ce serait formidable en février», ironise le bouillant rédacteur en chef de l'hebdo Now, Michael Hollett. «Il fait froid en hiver. Et il fait noir dès 16h. C'est vraiment une bonne idée!»

Mais le conseiller municipal Doug Ford n'en démordait pas. Toronto a besoin d'argent, dit-il, et vite. Au début du mois, à la surprise générale, l'homme a présenté sa vision de la mise en valeur des Port Lands, la partie est du port de Toronto qui offre une vue exceptionnelle sur la ville. Non seulement Doug Ford voyait valser sa grande roue, mais il l'imaginait aussi accompagnée d'un monorail, d'un stade de football et d'un mégacentre commercial. Un projet qu'il entendait confier à une nouvelle agence chargée de vendre rapidement les précieux lots à des promoteurs.

Détail: il existe déjà une agence, Waterfront Toronto, financée par les trois ordres de gouvernement, qui planifie et lotit depuis 10 ans les rives de la ville après de longues consultations publiques et de coûteuses études environnementales. Waterfront Toronto (voir autre texte) a déjà un plan ambitieux pour les Port Lands; elle y a prévu un ensemble architectural audacieux qui mariera résidences et commerces, en plus de rendre accessible le bord de l'eau et de nettoyer la soupe boueuse de l'embouchure de la rivière Don.

Autre détail: Doug Ford est le frère de Rob Ford, maire de la ville, et son principal et influent collaborateur.

Alors, quand Doug Ford a présenté son projet de revitalisation des Port Lands, plusieurs Torontois ont compris qu'il ne s'agissait pas d'une lubie extravagante d'un simple conseiller municipal. Il s'agissait, pour les adversaires du maire, d'une autre attaque de la nouvelle administration municipale contre la ville dont ils rêvent depuis 10 ans.

Couper le «gras»

Les grues hérissent toujours le centre-ville, les entreprises continuent d'y brasser de bonnes affaires malgré la récession, le taux de chômage est encore bas (8,1%, comparativement à 8,5% à Montréal).

Mais la fête est bien terminée à l'hôtel de ville de Toronto.

Le conservateur Rob Ford a pris la succession du progressiste David Miller en décembre dernier (il a été élu en octobre 2010). Ford s'est fait élire avec un slogan massue: Stop the gravy train - d'après gravy (une sauce très riche), une expression qui suggère un train de vie facile et décadent. «Sous David Miller, ce n'était que ça: dépenser, dépenser, dépenser», s'emporte Joe March, chauffeur, partisan du maire, rencontré dans la banlieue d'Etobicoke, fief des frères Ford.

Rob Ford a donc entrepris de faire le ménage. Après avoir confié le ramassage des ordures au privé, Ford a demandé à la firme comptable KPMG d'examiner les finances de la Ville pour dénicher le «gras».

La firme a remis sa liste de suggestions pour trouver 100 millions pour l'année 2012: faire des coupes dans le financement des arts, fermer des bibliothèques, réduire les services de transport et de déneigement, se débarrasser de musées municipaux et de fermes éducatives... Le directeur général de la Ville a hoché la tête, le maire est resté évasif, et ses adversaires ont vu rouge. L'hebdomadaire gratuit Now a férocement appelé les citoyens à se «battre» pour stopper la «déconstruction» de Toronto.

Les coupes doivent être adoptées aujourd'hui au cours d'une séance extraordinaire du conseil municipal. Mais toute la semaine dernière, le maire a dû reculer devant la fronde populaire. Un sursis a été accordé à la ferme Riverdale pour proposer une façon de réduire ses coûts. Le maire a laissé entendre qu'il n'avait pas vraiment l'intention de fermer des bibliothèques. Et, coup dur pour le leadership des frères Ford, le conseil municipal a refusé de retirer à Waterfront Toronto la mise en valeur du port.

«Ce sont des cowboys», résume Frank Clayton, pourtant lui-même plutôt conservateur. Dans ce café de la rue St. Clair où il nous a donné rendez-vous, cet économiste spécialisé en immobilier est persuadé que la Ville doit faire le ménage dans ses finances. «Les Ford disent qu'ils veulent faire le ménage, mais ils n'ont pas de plan. C'est de l'improvisation!»

Trouver des millions... ou pas

Devant l'abandon des principales coupes envisagées, des citoyens ont poussé un soupir de soulagement. Mais le problème du déficit reste entier. Rob Ford répète depuis des mois qu'il lui manque 774 millions pour boucler son budget de 2012 - un chiffre ramené «entre 500 et 600 millions» par le directeur général de la Ville la semaine dernière.

Les sommes en jeu n'impressionnent guère les opposants du maire. «On nous annonce toujours un déficit épouvantable en début d'année. Et à la fin, comme par magie, ils font des surplus!», dit Cynthia Wilkey, qui a manifesté la semaine dernière pour que Waterfront Toronto conserve la gestion de la mise en valeur du port. Le déficit pour 2009, par exemple, avait été estimé à 821 millions. Et fin février 2010, le maire Miller avait annoncé un surplus de 219 millions!

Des surplus, critiquent les détracteurs de l'ex-maire, réalisés sur le dos des citoyens trop imposés. Rob Ford n'hésite pas depuis des mois à agiter le spectre d'une hausse de l'impôt foncier de l'ordre de 35% si les Torontois rejettent une réduction de services - un pourcentage également réévalué la semaine dernière à 15% par le directeur général. «On a épargné 20% de hausse d'impôt en une journée sans rien sabrer. C'est étonnant!», n'a pu s'empêcher de s'exclamer le conseiller Gord Perks.

Qui dit vrai? Au-delà des guerres de chiffres, c'est la fierté des Torontois progressifs qui est secouée. Greg Attel, ouvrier qui avale son sandwich à l'ombre de la nouvelle tour Trump au centre-ville, se sent trahi. «On nous a dit que Toronto pouvait être l'une des grandes villes du monde. On a obtenu les Jeux panaméricains de 2015 en ayant les Jeux olympiques dans la ligne de mire. Et là, le maire recule! Qu'est-ce que ça veut dire?»