Vendredi matin, Paola Ortiz a perdu sa bataille pour rester au Canada: elle a finalement été expulsée vers le Mexique, son pays d'origine. Nos journalistes l'ont accompagnée, de sa dernière soirée avec ses enfants jusqu'aux portes de l'édifice d'Immigration Canada, d'où elle a été emmenée à l'aéroport. Notre collaboratrice au Mexique, Emmanuelle Steels, l'a pour sa part accueillie à sa descente d'avion à Mexico. Récit de 12 heures déchirantes, qui concluent tragiquement une histoire de larmes et de papiers.

Il est 4h45. La ville dort encore. Paola Ortiz n'a pas fermé l'oeil de la nuit. Le manteau sur les épaules, elle parcourt nerveusement le couloir de son petit deux-pièces. Essayant de ravaler ses larmes, elle se glisse dans l'embrasure de la porte de la chambre où dorment encore ses deux enfants. Elle ne peut les quitter du regard. Mais le temps presse. Elle referme la porte, enlace l'ami qui sera là à leur réveil. Les larmes inondent ses joues. Paola franchit la porte d'entrée. Elle ne sait pas quand elle reverra ses enfants.

Ce matin, elle a rendez-vous avec les agents de l'immigration. Ce matin, le Canada expulse Paola Ortiz.

Six heures. Le néon éclaire le couloir du 1010, rue Saint-Antoine Ouest. L'heure est à la tristesse. Comme une incantation, Paola répète qu'elle sera forte. Que tout ira bien. Qu'elle peut le faire. La porte vitrée de l'édifice fédéral s'ouvre. Elle s'engouffre dans le couloir, salue une dernière fois, à travers ses larmes, ceux qui la regardent. Un ascenseur l'emporte. Hébétés, ses amis contemplent les portes de l'ascenseur. Quelques minutes plus tard, une voiture aux vitres teintées quitte en trombe l'édifice fédéral.

Cette fois, Paola ne manquera pas l'avion.

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Paola Ortiz vit depuis plusieurs années avec une bombe à retardement: son renvoi au Mexique. Après le rejet de sa demande d'asile politique et de sa demande de résidence permanente pour motifs humanitaires, elle a épuisé tous ses recours, un à un, au fil des ans. Elle n'a pourtant jamais perdu espoir de voir son rêve se réaliser: poursuivre sa vie dans son appartement de Pointe-Saint-Charles aux côtés de ses petits, Kinich, 2 ans, et Dennyse, 4 ans. L'acceptation par Québec de sa dernière demande de résidence permanente, grâce au parrainage de son mari, a nourri cet espoir.

Mais l'administration canadienne a ses raisons que le coeur ne comprend pas. Sa dernière demande de résidence permanente a beau avoir de grandes chances d'être acceptée par Ottawa, cela ne suffit pas pour arrêter la machine à expulser, qui s'est mise en branle quand Paola s'est retrouvée en situation irrégulière. L'étau s'est resserré sur elle en août: arrêtée, elle a été placée dans un centre de détention pendant plusieurs jours.

La machine s'est emballée. La semaine dernière, on a confirmé à Paola qu'elle devait quitter le Canada cinq jours plus tard. La Cour fédérale a refusé un dernier sursis la veille de son expulsion. Peu avant de prendre l'avion, mardi, Paola Ortiz a éprouvé un malaise. Le départ a été reporté. Le lendemain, mercredi, on lui a appris sa nouvelle date de départ, deux jours plus tard.

Elle continue pourtant de croire en son étoile. «J'ai l'espoir de revenir vivre ici», a-t-elle répété aux journalistes quelques minutes avant d'être emmenée à l'aéroport.

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Pour ses proches, Paola Ortiz est force et détermination. À Mexico, elle a grandi sous les coups de son père. C'est à un homme violent aussi qu'elle se marie, à peine sortie de l'adolescence. Il est officier de la police fédérale mexicaine. Elle n'est rien, elle n'a rien, si ce n'est la certitude qu'il existe, quelque part, une vie sans violence. Quand elle s'envole pour Montréal, en 2006, elle sait qu'elle a trouvé sa terre d'accueil. «C'est vrai que je suis Mexicaine, mais mon coeur est ici», dit-elle.

Sur le frigo de son modeste appartement, à Montréal, des photos de ses enfants entourent un portrait de sa grand-mère, qui vit au Mexique. Paola sait qu'elle ne la reverra pas, pas plus que le reste de sa famille: c'est trop risqué.

Les années ont passé, mais elle n'a jamais cessé de craindre les représailles de son ex-mari. Comme tout se sait, à Mexico, et que rien n'échappe à la vigilance d'un policier, elle se prépare à vivre cachée, de refuge en refuge. En espérant que jamais sa route ne recroise celle de son ancien tortionnaire.

Paola est forte, mais parfois le doute l'assaille: elle se demande si elle ne va pas mourir.

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Au Canada, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié croit que l'État mexicain peut offrir à Paola toute la protection dont elle a besoin. D'autant plus que les doutes ne sont pas entièrement levés sur le récit de ses sévices: n'a-t-elle pas continué à cohabiter avec celui qui la battait pendant plusieurs mois? a demandé cette semaine l'avocat de Justice Canada, Yann Demers, en Cour fédérale.

Dans la petite communauté des réfugiés mexicains, on sait ce que risquent les femmes qui quittent ceux qui les battent, les violent ou les prostituent. «La situation de la violence conjugale là-bas est dégueulasse», lâche David, ami fidèle de Paola, réfugié lui aussi. La femme d'un influent homme politique de Mexico a dû venir à Montréal pour trouver la paix, raconte-t-il. Et encore, son agresseur l'a traquée jusqu'au refuge qui l'abrite.

David en est persuadé, certains hommes sont prêts à tout.

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Le Canada accorde de moins en moins l'asile aux Mexicains. Et depuis qu'ils sont obligés d'obtenir un visa de tourisme pour venir au Canada, les Mexicains demandent de moins en moins l'asile. «C'est une situation perverse. Les personnes qui peuvent venir ici, on leur demande pourquoi elles sont là, et celles qui essaient de fuir n'en sont même pas capables», dit Janet Dench, directrice du Conseil canadien pour les réfugiés.

Chaque année, 1000 personnes en situation irrégulière sont reconduites aux frontières. Et la situation pour les demandes d'asile et les réunifications familiales n'est pas près de s'améliorer, craint l'opposition officielle. «On va vers une véritable politique de restriction vis-à-vis de l'immigration», déplore Sadia Groguhé, députée de Saint-Lambert, porte-parole adjointe du NPD en matière d'immigration.

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Paola Ortiz n'est pas canadienne, mais ses enfants le sont. Lors de sa dernière comparution en Cour fédérale, on a d'ailleurs suggéré à la jeune femme de les emmener au Mexique. Après tout, ils sont jeunes et n'ont pas encore créé de liens avec leur communauté, a avancé Me Demers. Paola, elle, n'a jamais envisagé cette possibilité. «C'est un risque que je ne veux pas prendre», répond-elle.

Comme un malheur n'arrive jamais seul, Kinich et Dennyse ont tous les deux des problèmes médicaux. Le cadet est autiste, l'aînée a un problème auditif. Après des mois d'attente, ils viennent enfin d'entrer dans le réseau québécois de la santé. Il est hors de question de les priver de soins pour leur faire mener la vie d'une fugitive au Mexique.

C'est ainsi que, à l'aube d'un jour d'automne, une mère de famille a dû se résigner à quitter ce qu'elle a de plus précieux.

Pour leur dernière soirée ensemble, Paola a couvert de baisers ses enfants, les abreuvant de mots d'amour. Les petits riaient aux éclats. Paola tentait de contenir ses larmes. Kinich et Dennyse ne savaient pas que c'était leur dernière soirée ensemble: leur mère leur a seulement dit qu'elle devrait partir travailler.

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Les malheurs de Paola ont semé le désarroi et la désolation dans cette petite rue de Pointe-Saint-Charles. Un voisin d'origine indienne, n'y croyant tout simplement pas, a inondé d'appels la ligne d'Immigration Canada pendant la semaine.

Les voisins et amis de Paola ont promis de s'occuper à tour de rôle des enfants. Paola a bien une soeur qui vit à Sherbrooke. Mais comme le CPE et les rendez-vous médicaux sont à Montréal, les enfants n'iront pas vivre chez elle.

«C'est une histoire d'horreur», résume Anaïs, la meilleure amie de Paola, elle aussi d'origine mexicaine, installée à Montréal.

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Un appel aurait pu donner au drame de Paola sa fin heureuse: celui du ministre de l'Immigration, Jason Kenney. Mais cet appel n'est jamais venu.

Et c'est ainsi que la mère de deux petits Canadiens a disparu, aspirée par l'ascenseur d'un édifice fédéral, un matin d'automne au goût de larmes.

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ÉTRANGÈRE EN SON PAYS par Emmanuelle Steels, collaboration spéciale

MEXICO - «J'ai peur. Ce n'est pas chez moi, ici.»

Paola Ortiz a livré ses premières impressions à La Presse lors de son arrivée dans son pays d'origine.

«C'est comme si on m'avait projetée dans le vide. Je me sens perdue, sans défense, abandonnée. Et surtout, j'ai très peur.» Paola Ortiz vient de poser le pied au Mexique, qu'elle a quitté il y a presque six ans.

Elle parcourt d'un air hagard le hall des arrivées de l'aéroport de Mexico. Soudain, un éclair d'effroi passe sur son visage: «Cet homme, là-bas, j'ai cru que c'était mon ex-mari!»

Puis, elle se reprend, sans cesser de scruter attentivement la foule des voyageurs: «Je garde espoir de rentrer rapidement au Canada», dit-elle. Même les agents canadiens chargés de son expulsion le lui ont dit: «Vous reviendrez, madame, vous reviendrez.»

À sa descente d'avion, la jeune femme a été accueillie par un membre d'une association de défense des droits de la personne, qui l'hébergera et l'aidera à solliciter de nouveau un permis de résidence pour motifs humanitaires auprès des autorités canadiennes, à l'ambassade à Mexico.

Mais une première démarche s'impose, d'urgence: récupérer sa valise, oubliée à Montréal par la compagnie aérienne. Un signe qui montre que Paola Ortiz n'était pas destinée à rentrer au Mexique? Elle affirme en tout cas qu'elle ne se résignera pas à se réinstaller dans ce pays, qu'elle considère comme hostile.