On a tous admiré la fougue et l’empathie de Régine Laurent quand elle a présidé cette commission d’enquête sur la protection de la jeunesse, dans la foulée de l’horrible mort de cette enfant martyre, à Granby.

Je me souviens d’une Régine Laurent combative qui tonnait, juste avant le début des travaux de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (CSDEPJ), qu’elle aurait le gouvernement à l’œil, une fois les recommandations faites.

« Le rapport ne sera pas tabletté, fiez-vous à moi », disait-elle en septembre 2019⁠1.

Le rapport de Régine Laurent a été déposé en 2021. Nous sommes à l’étape difficile de l’implantation des recommandations. Difficile ? Il faut arrimer au réel des variables comme les conditions de travail des employées, des règles internes, des lois, les pouvoirs des uns et des autres, la création de nouveaux postes… Pas facile.

Un regroupement d’experts en bien-être de l’enfance s’est constitué en « Comité de suivi de la CSDEPJ ». Il n’a pas été créé par le gouvernement. On y retrouve une vingtaine d’experts qui ont une connaissance fine des enjeux qui touchent les jeunes en général et les jeunes de la DPJ en particulier.

On peut ne pas être d’accord avec leurs constats, avec leurs préoccupations… Mais on ne peut pas mettre en doute leur expertise. Voici quelques membres⁠2 de ce Comité de suivi de la CSDEPJ :

  • Sonia Hélie et Denis Lafortune, chercheurs à l’Institut universitaire Jeunes en difficulté de l’Université de Montréal
  • Julie Lane, chercheuse au Centre d’expertise en santé mentale de l’Université de Sherbrooke
  • Geneviève Pagé, de l’Équipe de recherche sur le placement et l’adoption en protection de la jeunesse de l’Université du Québec en Outaouais
  • Martin Goyette, professeur à l’École nationale d’administration publique, spécialisé en politiques publiques touchant les jeunes
  • Jessica Côté-Guimond, du Collectif des ex-placés de la DPJ
  • Elise Bonneville, du Collectif Petite-Enfance

Or, ce Comité de suivi est inquiet quant au suivi gouvernemental des recommandations de la commission présidée par Régine Laurent et il est inquiet pour la suite des choses⁠3. Il déplore un manque de transparence du ministre responsable de la DPJ, Lionel Carmant. Il est moins optimiste que le ministre lui-même.

Le Comité note par exemple qu’à ce rythme, les 65 recommandations ne seront pas implantées dans 6 ans comme l’espère M. Carmant, mais dans 20 ans.

La réponse du gouvernement à ces critiques s’est déployée sur deux axes, tout aussi détestables.

D’abord, le premier ministre Legault a réduit le Comité de suivi de la CSDEPJ à un repaire de péquistes, citant la présence de Martine Desjardins et de Camil Bouchard⁠4.

Mme Desjardins préside le Comité de suivi, c’est vrai. Elle a été candidate péquiste (défaite) en 2014, c’est vrai.

Pour le PM, cela discrédite le travail d’une vingtaine de personnes dont Mme Desjardins porte la parole, une vingtaine d’experts en bien-être de la jeunesse. C’est une vision très partisane d’un enjeu qui ne devrait pas l’être.

Quant à M. Bouchard, il a été député péquiste de 2003 à 2010. Dans sa carrière universitaire, il a incarné le combat pour le bien-être des enfants, avec son rapport Un Québec fou de ses enfants.

Et… il ne fait pas partie de ce Comité de suivi. Il a assisté le Collectif Petite Enfance pour la composition du Comité de suivi.

Ensuite, le gouvernement a utilisé une lettre de Régine Laurent comme une sorte de bouclier magique pour repousser toutes les critiques de tous les experts en jeunesse sur son action.

C’est que fin avril, Régine Laurent a publié une lettre⁠5 d’une complaisance qui me semble déconcertante à l’égard du gouvernement. S’adressant à l’enfant martyre de Granby, Mme Laurent vante l’action gouvernementale et le ministre Carmant… 

Chacun a droit à son opinion, bien sûr. Mais l’opinion de Mme Laurent sur la performance du gouvernement Legault dans ce dossier est une opinion dissidente qu’à peu près personne ne partage dans l’écosystème de la protection de la jeunesse… 

Si le point de vue jovialiste de Mme Laurent est partagé par des experts en matière de protection de l’enfance, notamment ceux qui ont travaillé dans sa propre commission, je serais bien curieux de les entendre le dire publiquement. Pour le moment, Mme Laurent semble isolée dans sa position progouvernementale.

Fin avril, je trouvais en lisant sa lettre que Mme Laurent faisait preuve d’une mollesse qui tranchait de façon spectaculaire avec sa pugnacité de 2019.

Puis, quelques jours plus tard, début mai, j’ai trouvé malaisant de voir le PM brandir la lettre de Mme Laurent pour rabaisser⁠6 toutes les critiques de tous les experts qui, contrairement à Mme Laurent, ont consacré plus que trois ans de leur vie à l’enjeu du bien-être des enfants.

Avancez maintenant le curseur au mercredi 22 mai… 

Qu’apprend-on, en lisant la composition du conseil d’administration de Santé Québec, l’agence créée par le gouvernement pour gérer la santé (pour les services sociaux, on ne sait pas trop) ?

Que Régine Laurent sera membre du conseil d’administration de Santé Québec⁠7.

Je trouve cela consternant : les membres de conseils d’administration de sociétés publiques n’ont pas pour habitude de critiquer l’État. Mme Laurent ne le faisait pas, elle ne le fera donc jamais.

C’en est trop pour moi, Madame Laurent. Je dois vous dire ma déception. Je pensais qu’au nom de cette enfant martyre de Granby, vous cultiveriez votre indépendance face au gouvernement chargé d’implanter vos recommandations…

Ce n’est pas le cas.

Désormais, quand vous parlerez des enfants, Madame Laurent, je ne vous écouterai plus : la machine que vous devriez minimalement critiquer vous a officiellement avalée.

1. Lisez l’article du Devoir 2. Consultez la liste des membres du Comité de suivi CSDEPJ 3. Lisez l’article de Radio-Canada 4. Lisez l’article de La Presse 5. Lisez la lettre publiée dans Le Journal de Montréal 6. Voyez l’intervention de François Legault 7. Lisez l’article de La Presse