Une jeune Inuite de 16 ans placée dans plus de 64 foyers différents au fil des ans, hébergée de façon permanente au Sud et coupée pendant des années de contact avec sa communauté a été « privée de son droit à la préservation de son identité culturelle » et s’est retrouvée « en voie d’assimilation très avancée », souligne un récent jugement de la Cour du Québec.

La juge Peggy Warolin note dans sa décision, ainsi que dans un autre de ses récents jugements, qu’il manque cruellement de places en centre de réadaptation jeunesse au Nunavik. Alors que la population et le nombre de jeunes sont en croissance, aucune nouvelle place n’y a été ajoutée depuis cinq ans.

La juge Warolin souligne que le rapport de la commission Viens, publié en 2019, parlait déjà du manque de places en centre de réadaptation jeunesse au Nord et recommandait d’y remédier. « Force est donc de constater que près de cinq ans plus tard, le problème […] n’a pas été résolu », écrit-elle.

Dans un geste rare, la magistrate ordonne dans ses deux jugements qu’une copie soit directement acheminée au ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, de même qu’au ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit, Ian Lafrenière.

Placée au Sud

La première décision de la juge Warolin, rendue le 24 avril, relate l’histoire d’une enfant inuite placée dans une première famille d’accueil de sa communauté à l’âge de 5 ans. Ont suivi plusieurs placements.

Depuis 2014, la jeune a été placée dans 64 familles d’accueil différentes et a eu 15 placements d’urgence.

Extrait de la décision de la juge Peggy Warolin rendue le 24 avril

Après avoir vécu dans des familles d’accueil au Nunavik, l’enfant est placée au Sud en avril 2016. Pendant trois ans et demi, la famille d’accueil limite ses contacts avec sa communauté au Nord pour la « protéger », peut-on lire dans le jugement. « C’est ainsi que progressivement […], elle s’est distanciée de tout ce qui représente sa culture ». L’enfant finit par ne plus parler inuktitut.

Elle intègre un centre de réadaptation jeunesse de Montréal en mars 2021. Toutes les filles qui y sont hébergées parlent inuktitut. L’intégration est difficile, mais l’adolescente finit par s’acclimater. Malgré ses progrès, et malgré l’opposition de ses médecins traitants, cinq mois après son arrivée, on la déménage dans un autre centre de réadaptation où les liens avec la culture inuite sont inexistants.

Dans le jugement, on déplore que l’on ait ignoré le trouble de l’attachement de la jeune fille, qui souffre aussi d’anxiété, de dépression et d’un trouble de stress post-traumatique. La juge conclut que les changements de milieu ont de grands impacts sur elle et qu’il n’était pas dans son intérêt supérieur de la déménager ainsi.

La juge Warolin écrit aussi qu’entre octobre 2019 et octobre 2023, l’adolescente n’a eu aucun contact avec sa communauté, et très peu avec ses parents. Et ce, même si un protocole prévoyait un minimum de deux visites par année dans sa communauté, est-il écrit. Une situation qui a lésé ses droits, conclut la magistrate. La priver de contact avec sa culture « a contribué à enraciner un traumatisme qu’il est aujourd’hui d’autant plus difficile à travailler », note-t-elle.

« Discrimination systémique », selon la juge

Comme cette enfant, plusieurs jeunes inuits sont envoyés chaque année au Sud, car il manque de places en centre de réadaptation jeunesse au Nunavik, souligne la juge Warolin. « Aucun autre groupe d’adolescents en besoin de services de réadaptation ne doit se soumettre à un placement si loin de son milieu d’origine », constate la magistrate, qui qualifie cette situation de « discrimination systémique ».

Dans un rapport publié vendredi dernier, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse déplorait que la situation des enfants au Nunavik soit « toujours aussi critique » et mentionnait que les places en centre de réadaptation jeunesse y sont insuffisantes.

Lisez « Nunavik : les jeunes sont dans une “immense détresse”, dit la CDPDJ »

Les installations disponibles « ne peuvent tout simplement pas répondre à la demande », conclut aussi la juge Warolin dans un autre jugement daté du 1er mai 2024. Sa décision présente le cas d’une jeune inuite placée en famille d’accueil depuis l’âge de 6 ans. Au printemps 2023, âgée de 13 ans, l’adolescente commence à avoir des comportements trop difficiles à gérer pour sa famille d’accueil.

Un juge ordonne le 12 mai 2023 que la jeune fille soit placée en urgence en centre de réadaptation. Le tout doit se faire la journée même. Or, ce n’est que plus d’un mois plus tard qu’elle y sera finalement envoyée « car aucun lit n’était disponible pour elle avant », est-il écrit.

Entre-temps, l’adolescente a été maintenue dans sa famille d’accueil, où ses comportements problématiques se sont multipliés. Elle a notamment volé deux VTT, a eu un accident et a entretenu une relation avec un homme adulte.

La juge Warolin note que quand vient le temps de placer un enfant en centre de réadaptation, la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) se bute régulièrement au refus du Centre de santé Tulattavik de l’Ungava, qui est responsable des services de réadaptation pour tout le Nunavik. Et ce, même s’il y a ordonnance de la cour.

Or, « la DPJ n’a pas à être empêchée par un tiers de respecter la loi ni d’appliquer les ordonnances du tribunal, comme il l’a été dans le présent dossier », écrit la juge. Pour elle, « tout ceci démontre une fois de plus le peu de pouvoir que détient la DPJ dans la prise de décision clinique, car celle-ci s’avère soumise au bon vouloir d’un autre organisme ».

Questionnée par La Presse, la RRSSSN justifie la situation par le fait que « le nombre de places en hébergement dans la région est limité ». Un grand projet visant à faire passer de 61 à 118 le nombre de places en centre de réadaptation jeunesse est en cours. Deux campus seront aménagés : un au Nunavik et un à Montréal.

« Le plan du bâtiment qui sera construit au Nunavik sera amorcé dans les prochains jours », dit la RRSSSN, qui ajoute que « ce genre de projet demande du temps ». En attendant, la Régie dit essayer de trouver d’autres solutions. « Les unités existantes ont été réaménagées afin de permettre d’y accueillir un ou deux jeunes de plus, lorsque cela est possible », dit-on.

Le ministre Carmant a dirigé les questions de La Presse au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Le MSSS n’a pas fourni de réponses à La Presse, mercredi.

En savoir plus
  • 14 050 
    Population totale du Nunavik
    Source : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
    45,5 %
    Taux de la population du Nunavik qui a moins de 20 ans
    Source : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse