Récemment, mon patron m’a envoyé quelques questions après avoir lu l’ébauche d’une chronique que je prévoyais publier le lendemain. Questions sur les faits, sur le contexte.

C’est standard : j’envoie toutes mes chroniques à une poignée de relecteurs – dont des boss – à La Presse, pour une raison bien simple : je ne veux pas me tromper sur les faits.

L’erreur de fait me fait mal dormir.

Ma camarade Isabelle Hachey a fait passer le test des faits au plus récent livre de Mathieu Bock-Côté1, le prolifique chroniqueur de Québecor qui évolue tant au Québec qu’en France.

PHOTO LUDOVIC MARIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Mathieu Bock-Côté

Mathieu est le porte-étendard de la lutte contre le wokisme, c’est bien connu. L’hyper-progressisme a des défauts, n’est pas au-dessus de la critique et comporte bien sûr des dérives, qu’il faut dénoncer.

Le hic, c’est que plusieurs des exemples de dérives wokistes cités dans Le totalitarisme sans le goulag ne résistent pas à l’analyse des faits, comportent une forte teneur en raccourcis et tournent les coins rond en matière de respect du contexte.

À la place de Mathieu, j’aurais perdu quelques nuits de sommeil : j’ai raconté ici que je me suis ramassé chez le neuropsy, un jour, pour une erreur de fait que je jugeais inexplicable2

Mais j’applique au chroniqueur une grille d’analyse uniquement journalistique. Les fantassins et généraux idéologiques de nos guerres culturelles voient les faits différemment, dans une logique de fin qui justifie les moyens.

Le journaliste, lui, est – devrait être – catastrophé par l’erreur de fait.

Ce mépris des faits et du contexte touche les idéologues qui voient d’abord et avant tout la chronique comme un combat. Qu’ils soient de droite ou de gauche.

Et ce mal a frappé récemment au quotidien Montreal Gazette, où Toula Drimonis a fait un mauvais procès à Jean-François Lisée du Devoir, dans une chronique ratée qui est devenue une fable sur les risques de se laisser aveugler par ses certitudes idéologiques.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Lisée, en 2018, alors qu’il était chef du Parti québécois

Jean-François Lisée a rapporté une tendance inquiétante dans des écoles secondaires de la région de Montréal3 : un mépris désinhibé des Québécois et de la culture québécoise. Redoutable journaliste d’enquête en son temps4, le chroniqueur avait plusieurs sources, anonymes et on the record : JFL n’a pas inventé ces manifestations de mépris pour les Kebs dans certaines écoles.

La chroniqueuse Toula Drimonis a tourné les coins rond dans un texte5 intitulé « Certains ne s’identifient pas comme Québécois ? Je me demande bien pourquoi ». Elle a affirmé que Jean-François Lisée avait basé sa chronique sur un simple message anonyme sur la plateforme X, anciennement Twitter…

Ce qui est entièrement et totalement faux. Et après avoir déformé le propos de l’ancien chef péquiste, Toula Drimonis a attaqué la déformation qu’elle venait de créer.

Ce n’est pas parce que c’est un procédé vieux comme le monde que c’est plus respectable.

Jean-François Lisée a contacté les patrons de la Gazette pour que les faits soient rectifiés6, en lieu et place d’une plainte au Conseil de presse. La Gazette a regardé les faits, puis… Toula Drimonis a amendé sa chronique en fonction des faits. Et la chroniqueuse a présenté des excuses sur X.

Sa chronique est désormais coiffée d’une mise au point de ses boss : Cette rubrique a été amendée pour fins de clarté et de ton. La version initiale publiée le 1er mars n’a pas adéquatement pris en compte les autres sources nommées et citées par Jean-François Lisée dans sa chronique du Devoir, ou les explications potentielles pour ces sentiments anti-Québec et n’a pas précisé que les commentaires de M. Lisée sur les burqas ont été faits en lien avec une situation factuelle en Afrique. De plus, Lisée n’a pas écrit sa chronique sur la base d’un simple tweet – comme la chronique de la Gazette l’a suggéré – mais après qu’il a corroboré l’information de plusieurs autres sources. La Gazette regrette l’erreur.

Ouch.

On peut ne pas aimer la vision de la société de Lisée – une sorte d’antéchrist chez les hyper-progressistes – et on peut le dire. On peut tenter de faire la preuve que les Kebs, en fait, méritent ce mépris des minorités. Mais je suis de la vieille école : on ne peut pas faire dire à une chronique ce qu’elle ne disait pas.

Bref, la chroniqueuse Toula Drimonis a tourné les coins rond pour tenter de terrasser Lisée, ce qui a dû faire plaisir à sa famille idéologique. Et au diable les faits.

Le même raisonnement s’applique à Mathieu Bock-Côté : il peut ne pas aimer l’impact de la gauche identitaire sur la Cité, mais il doit trouver des exemples qui résistent à l’analyse des faits et du contexte.

Je reviens à l’anecdote du début de cette chronique. Celle où mon estimé directeur de l’information m’a envoyé ses observations à propos d’une chronique.

J’ai commencé à lire ses questions, j’ai commencé à vérifier, à amender des passages, mais…

Mais la chronique ne tenait plus debout. Bien simplement, en répondant aux questions de mon boss, j’ai compris que… j’étais dans le champ. Ma thèse ne reposait plus sur des faits.

J’ai donc crissé la chronique aux vidanges, en remerciant le ciel que ces erreurs aient été soulevées avant la publication.

Après, c’est plus gênant.

1. Lisez la chronique d’Isabelle Hachey « Tordre la vérité avec Bock-Côté » 2. Lisez la chronique de Patrick Lagacé « L’été où j’ai pris des psychostimulants » 3. Lisez la chronique de Jean-François Lisée « Identité anti-québécoise » sur le site du Devoir 4. Lisez la chronique de Michel David « La réhabilitation » sur le site du Devoir 5. Lisez la chronique de Toula Drimonis « Some don't identify as Québécois ? I wonder why » sur le site de la Montreal Gazette (en anglais) 6. Lisez le billet « Le festival d’inexactitudes et d’incomplétudes de Toula Drimonis » sur le blogue de Jean-François Lisée