Après les nouvelles sur Facebook, Pornhub s’en irait ? Mais… Mais que va-t-on faire de nos longues soirées d’hiver ?

Imitant la technique de Meta, qui bloque la diffusion de contenu journalistique pour protester contre la loi C-11, Aylo (ex-MindGeek) menace de bloquer tout son contenu pornographique du Canada.

La menace vise directement le projet de loi mené par la sénatrice Julie Miville-Dechêne, qui veut forcer les sites pornos à vérifier l’âge des visiteurs. Notons qu’il est extrêmement rare qu’un projet de loi émanant du Sénat fasse son chemin jusqu’à la Chambre des communes pour devenir une loi. C’est plutôt le chemin inverse que suivent les législations.

Le projet a passé la deuxième lecture et arrive à l’étape du comité parlementaire de la Chambre ce printemps, malgré l’opposition du gouvernement libéral – sauf 15 députés.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

La sénatrice Julie Miville-Dechêne

Cela en dit long sur la persévérance et la pugnacité de celle qui est devenue malgré elle experte en porno à la chambre haute du Parlement.

Cette menace de Pornhub est une sorte de cadeau inespéré, en vérité, car elle va forcer le gouvernement libéral à agir pour ne pas sembler plier devant ce géant de l’industrie du « divertissement pour adultes ».

Parce que jusqu’ici, l’inertie du gouvernement est totale.

Le but du projet de loi ne fait pas tellement débat : il vise à mettre fin à l’accès illimité des enfants à la pornographie en ligne. Une étude britannique révèle que 27 % des enfants de 11 ans et la moitié des enfants de 13 ans ont eu accès à des sites pornographiques (commissaire à l’enfance du Royaume-Uni). Une étude faite pour le Sénat français en vient à peu près aux mêmes observations (31 % des 12 ans et moins). Ce qui veut dire beaucoup d’enfants de 10 ans et moins.

Il y a de quoi parler d’enjeu de santé publique, comme dit la sénatrice, avec plusieurs autres. Plusieurs États européens et américains tentent d’imposer à ces sites des mesures de contrôle de l’âge.

Pourquoi le Canada est-il réticent ? Disons plutôt que le gouvernement libéral est contre dans l’état actuel des choses. Car tous les partis de l’opposition à Ottawa appuient le projet de loi – fait rare, sauf quand il s’agit d’une motion en appui au père Noël.

Pourquoi les libéraux s’y opposent-ils donc ?

La ministre Pascale St-Onge nous annonce un projet de loi beaucoup plus large sur les enjeux de cybersécurité – notamment l’intimidation en ligne et le cyberharcèlement.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La ministre du Patrimoine canadien, Pascale St-Onge

D’accord, mais en quoi ces dispositions précises ne pourraient pas être intégrées ?

Jusqu’ici, les libéraux ont dit que le projet est mal fait, impraticable et… discriminatoire.

Mal fait, parce qu’il ne prévoit pas de mécanisme précis pour la vérification d’âge, un enjeu technique et éthique complexe. Impraticable parce qu’il faut définir ce qui serait visé, sans atteindre les œuvres d’art, et viser les délinquants sans censurer les autres.

Mais dans une note interne privée à l’usage des élus libéraux, je note cette phrase fascinante : « si le projet de loi était adopté, il aurait un impact disproportionné sur les personnes vulnérables, marginalisées et racisées qui comptent sur leur anonymat pour s’exprimer sans crainte de répercussions ».

Essayez de suivre le raisonnement libéral ici : les personnes « vulnérables [etc.] » étant surreprésentées chez les travailleurs du sexe, une loi qui affecte leur industrie milliardaire aurait un impact disproportionné sur elles…

On pourrait dire la même chose des trafiquants de drogue et des gangs de voleurs de voitures, en passant.

Il s’agit pourtant ici de protéger les enfants, catégorie d’ordinaire considérée comme « vulnérable ».

Il est vrai que cette vérification n’est pas si simple qu’il y paraît. Le Royaume-Uni, après avoir avancé un projet de loi semblable en 2017, l’a abandonné en 2020 pour cette raison. Ce qui est un autre argument de l’actuel gouvernement fédéral. Mais depuis, le Parlement britannique, la France, l’Allemagne et l’Europe en général sont revenus à la charge.

L’idée maintenant est de confier à un tiers fiable une vérification d’âge. Il existe de telles sociétés, où sont traitées les données personnelles. Divers moyens existent, notamment l’utilisation d’une simple carte de crédit supposant un âge minimum comme preuve. L’utilisateur aurait un « jeton » garantissant son âge, tout en demeurant anonyme. Il y a moyen d’établir des doubles vérifications à l’aveugle sans que l’identité du client soit accessible.

Les sites de jeu et bien d’autres collectent des données personnelles en grand nombre, sans qu’on s’en formalise.

Il y a les absolutistes de la liberté d’expression sur l’internet, comme si c’était un espace sacré qui ne devait souffrir aucune restriction, aucun règlement ou aucune loi. Je doute fort que la protection des mineurs ne soit pas considérée par les tribunaux comme une limite raisonnable à cette liberté.

Évidemment, l’industrie craint de perdre de la circulation sur ses sites. Celle des mineurs, bien sûr. Mais celle aussi des adultes qui ne voudraient pas s’imposer le rituel de vérification. L’argument d’Aylo consiste à dire : si vous mettez trop de barrières à nos sites, les gens (i. e. les enfants) iront dans des recoins encore plus sombres du web…

Il est vrai qu’il y a toujours moyen de tout contourner. Mais s’agissant ici d’enfants de 8, 9, 10 ou 11 ans, on peut penser qu’ils ne sont pas experts en VPN, et que la barrière, sans être parfaite, aura quelque utilité.

La bonne nouvelle : la ministre St-Onge a annoncé que le statu quo en la matière n’est plus tenable.

À elle maintenant de nous expliquer comment elle entend y mettre fin.