À la table du café, Vincent Ranger n’essaie pas de jouer les héros. Si ses amis n’avaient pas insisté, je ne sais pas s’il nous aurait rencontrés. En tout cas, il ne nous aurait jamais appelés.

Ce que ce jeune avocat (admis au Barreau en 2012) vient d’accomplir est pourtant digne d’un gros câlin de Thémis, déesse de la Justice.

Dans l’affaire dont il refuse d’être la vedette se concentrent en effet le meilleur et le pire de notre système judiciaire.

Le pire : l’incroyable difficulté du simple citoyen à se défendre contre un exploiteur. L’indifférence institutionnelle devant un truc évidemment abusif, mais trop compliqué, trop long. Police, avocats, tribunaux… Désolé, pas le temps, mauvais papier, allez voir ailleurs.

Le meilleur : le dévouement entier d’un avocat ayant décidé que justice serait faite. Et qui fait ça pro bono, c’est-à-dire gratuitement.

MRanger ne cherchait pas particulièrement à tromper l’ennui en s’enfonçant dans une affaire pourrie. Après des études brillantes, il a été recherchiste à la Cour d’appel et s’est spécialisé dans le droit pur, pour ainsi dire : rédaction de mémoires d’appel et de procédures complexes. Mais de temps en temps, il fait du bénévolat pour la Clinique juridique du Mile End. Généralement des trucs assez simples.

En août 2018, une femme vient le voir. Elle est propriétaire d’une unité dans un immeuble de 119 appartements à Montréal. Elle se dit harcelée par le propriétaire de l’édifice. Rien de spécial jusque-là… Jusqu’à ce que le jeune avocat se mette le nez dans la structure juridique byzantine de l’édifice et du marécage de litiges dans lequel tout ça baignait.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L’immeuble d’Ahuntsic-Cartierville au cœur du litige auquel s’est attaqué l’avocat Vincent Ranger

« Je me suis rendu compte que c’était un vrai panier de crabes, dit-il. C’était un dossier catastrophique au niveau humain, et complexe au niveau juridique. »

Lisez l’article « “Comportement dévastateur” : condamnés à payer 7 millions »

Dans cet immeuble où les trois quarts des gens sont locataires, Maher Balabanian a vendu, de 2007 à 2013, entre 40 et 50 des 119 unités. Une bonne affaire en apparence pour des propriétaires qui ne roulent pas sur l’or : les appartements étaient vendus entre 100 000 $ et 200 000 $.

Le hic, c’est que ces appartements étaient vendus en copropriété « indivise ». Autrement dit, il ne s’agit pas de « condos » séparés, mais d’une portion de la propriété totale – de 0,5 % à 1 %. Déjà, ce n’est pas très net et facile à gérer juridiquement.

Deuxième hic, qui découle du premier : les banques ne prêtent pas pour ce genre d’arrangement. Pas de problème : M. Balabanian est aussi prêteur hypothécaire. Pour une mise de fonds de 20 %, ou même de 10 %, il finance l’achat. C’est pas beau, ça ? Non, ça ne l’est pas.

Car, troisième hic : en cas de différend, le contrat prévoit qu’il faut s’adresser à un arbitre. Aux frais de la personne qui se plaint. Et parfois, M. Balabanian impose des « amendes ». Pour une insulte (on l’a traité de « Pharaon », une fois). Pour une entrée à vélo trop rapide dans le garage. Etc. Vous voulez contester ? Faut aller voir l’arbitre. Sinon, l’amende est ajoutée aux frais.

Mieux encore : M. Balabanian étant propriétaire de près de 80 % de l’immeuble, il est majoritaire à l’assemblée des copropriétaires. De toute manière, le contrat prévoit généralement la cession des droits de vote en sa faveur.

Bref, l’immeuble est une sorte de monarchie absolue.

Gare à quiconque porte plainte dans cet immeuble très, très mal entretenu : on lui coupera le courant, on lui criera dessus, on lui causera mille misères, on le poursuivra…

Quand cette femme vient voir MRanger, en 2018, et qu’il prend connaissance de l’ampleur du bourbier juridique, il entrevoit le degré de difficulté. Il ne sait pas encore qu’il devra y consacrer plus de 1000 heures. Il ne peut pas se douter que, deux fois, quelqu’un viendra casser une fenêtre de sa maison à coup de marteau, ou qu’une brique défoncera une vitre de chez lui une autre fois. Rien ne prouve que ces manœuvres d’intimidation soient reliées au dossier, évidemment. Mais aux dernières nouvelles, la police ne s’est pas montrée troublée par ces menaces contre un officier de justice.

Toujours est-il que l’avocat a plongé. Il s’est battu. Longuement. Durement. Et le 15 janvier, la juge Janick Perreault, de la Cour supérieure, lui a donné raison sur toute la ligne.

La juge a ordonné la vente en justice de l’immeuble d’une dizaine de millions et le versement de compensations conséquentes à 20 victimes de Balabanian. Au total, des compensations de 5,9 millions en indemnités et dommages et 1,3 million en intérêts seront prises à même le produit de vente.

« Sans MVincent Ranger qui a accompli un mandat pro bono, ce litige n’aurait semble-t-il pas eu d’issue », écrit la juge, abasourdie par la mauvaise foi de Balabanian, qui a procédé à « une campagne d’épuisement judiciaire » des petits propriétaires. Il a « délibérément orchestré un harcèlement et violé plusieurs droits fondamentaux […] dans le but de s’enrichir sur leur dos ».

Pourquoi l’a-t-il fait ?

« Devant la misère de ces gens-là, presque tous issus de l’immigration, je ne pouvais pas les laisser tomber. Ils viennent de l’Europe de l’Est et du Maghreb, et ils ne comprenaient pas que des choses comme ça puissent arriver au Québec. J’étais un peu gêné comme Québécois, et je ne pouvais pas accepter qu’il n’y ait pas de remède. Je voulais les convaincre qu’on pouvait y parvenir. »

Un « happy end » qui illustre en même temps combien il est difficile de contrer les abus devant notre système judiciaire. Pour être considéré comme « abusif », un comportement doit presque atteindre un degré psychiatrique. Et encore : sans MRanger, ces abus n’auraient jamais été arrêtés. Il y a pourtant un notaire qui a fait signer des contrats « légaux », mais qui ouvrent la porte à tous les abus. Une clause d’arbitrage obligatoire avait un grand avantage pour Balabanian : cela privatise ses affaires judiciaires avec ses copropriétaires.

Il y a des policiers qui ont haussé les épaules devant cette affaire « civile » – avec pourtant des airs de crime économique et de harcèlement criminel. Sans compter qu’à la cour, l’affaire sera ballottée d’un juge à l’autre, au gré des tricheries de Balabanian.

Il n’y a aucun doute : sans l’engagement de cet avocat, la justice n’aurait jamais été rendue. Il l’a fait pour ces 20 personnes, qui n’auraient jamais eu les moyens de mener cette lutte.

Mais il l’a fait pour nous aussi, si vous voulez mon avis, vu que chaque injustice redressée fait tourner un peu mieux cette Terre.